Quand on débute en improvisation on peut avoir peur de ne pas faire rire notre audience. Mais après un peu de pratique on se rend vite compte que le plus difficile, c’est de réussir des scènes où l’objectif n’est pas de faire rire le public, mais de le fasciner, l’attendrir, l’effrayer ou l’émerveiller.
Commençons par le premier constat à établir :
En réalité, c’est assez facile d’être drôle en impro !
En impro, faire rire c’est la chose la plus facile à faire : car l’improvisation est une activité qui est structurellement drôle.
C’est une discipline où les artistes produisent des choses qui sont par construction imprévisibles. Et cette imprévisibilité génère de l’incertitude. Notre cerveau cherche toujours à réduire l’incertitude, ce qui génère de la tension chez les spectateurices, du suspense. Dès que cette tension se trouve relâchée, le réflexe naturel pour un.e membre du public sera de rire, et de produire des endorphines (c’est pour ça qu’on peut devenir accro à l’impro!).
En situation d’improvisation, le public se trouve en empathie avec les comédien.ne.s, et prend même peur pour elle.eux ! Dès lors, dès que quelque-chose est un tant soit peu réussi ou vaguement marrant, le public sera rassuré pour les membres de la troupe, et relâchera sa tension initiale par le rire.
La réaction du public la plus fréquente et la plus naturelle devant un spectacle d’impro sera donc le rire :
- Vous avez incarné des personnages hauts en couleur dans une situation surprenante? Rires.
- Vous avez fait des scènes incohérentes avec des situations complètement absurdes et avec de l’humour forcé ? Rires.
- Vous avez installé un contexte dramatique et vos personnages vivent une situation tragique, mais l’un.e d’entre elleux prononce une réplique un tant soit peu peu inattendue ? Rires.
Pourquoi c’est compliqué de ne pas être dôle?

Vous ferez rire le public même quand vous ne le voulez pas
Le dernier exemple donné commence à vous faire toucher du doigt le problème avec l’impro “sérieuse” : quoi qu’il arrive, les improvisateurices feront rire le public. Et c’est quelque-chose qu’il faut savoir gérer, quand on veut “tenir” une ligne dramatique sur scène et ne pas décrocher.
Improviser, ce n’est pas rassurant. Et surtout quand on débute, on peut douter de ce que l’on propose sur scène.
Or imaginons que l’on aie choisi de jouer une scène tragique, avec des personnages qui souffrent ou se trouvent dans une profonde détresse.
Au milieu de cette scène, quelques spectateur.ices peuvent pouffer de rire, ce qui peut être très déstabilisant pour un.e comédien.ne. Cette réaction naturelle du public peut faire douter de la qualité et de la pertinence de ce que l’on est en train de jouer.
Le retour public est difficile à obtenir en dehors des scènes comiques
Le rire des spectateur.ices est une manifestation sonore, immédiatement identifiable, rassurante (quand c’est ce qu’on cherche à provoquer). Les autres émotions sont beaucoup plus discrètes et difficiles à percevoir. Il est très difficile de distinguer depuis la scène un public au comble de l’ennui, triste, tendu, fasciné ou profondément ému. Dans tous les cas, le public restera plutôt silencieux et peu mobile.
Dans ces conditions, et quand il n’est pas possible de s’appuyer sur une dramaturgie et un texte écrit à l’avance, les comédien.nes se retrouvent dans une incertitude absolue, et cette situation peut être déconcertante voire très angoissante.
Les comédien.nes d’improvisation ne peuvent être certain.e.s du succès d’un spectacle à tonalité “sérieuse” que lorsqu’ils entendent les applaudissements et les bravos à la fin de la représentation (sont-ils sincères, nourris, enthousiastes?) ou lorsqu’ils discutent hors scène avec quelques spectateurices : des personnes viennent-elles spontanément leur parler de la performance ? Leurs retours apparaissent-ils enthousiastes et sincères (les retours des amis et de la famille ne comptent pas vraiment)?
Mais en dehors de cela, pendant toute la durée de la scène voire du spectacle, c’est l’inconnu complet.
La dangereuse tentation de l’ironie

Pour se rassurer face à ces fortes incertitudes, les improvisateurices peuvent choisir de se retrancher derrière l’ironie.
J’ai abordé le concept d’ironie dans un article précédent, consacré au nom des personnages. L’ironie peut se définir de la façon suivante : manière de jouer utilisée pour établir avec le public la convention que ce qui se passe sur scène est “juste pour de rire”. Un.e artiste qui fait de l’ironie cherche à établir une relation de connivence avec le public, et privilégie donc une narration qui met en scène les comédien.ne.s davantage que les personnages. Les personnages et l’histoire restent un prétexte, qui sert une relation public-comédien.ne.s où il s’agit de partager des blagues.
Cette facette de jeu est typiquement celle que mobilisent les comédien.ne.s de stand-up: quelqu’un.e vient sur scène pour s’adresser directement au public, brisant le fameux quatrième mur. Iel propose de temps en temps des petites scénettes, mais principalement pour rire avec le public de personnages tiers. Il y a création d’une team “public + stand-up comedian” VS “personnages tiers”, lesquels sont clairement établis en tant qu’objets de dérision. Cela marche aussi quand le.la comédien.ne de stand-up parle d’iel même: l’artiste et le public tournent en dérision des traits de personnalité de l’artiste, qui réalise alors un exercice d’auto-dérision.
En impro, l’ironie est un ingrédient clé du jeu “méta”, que l’on retrouve dans beaucoup de spectacles, en particulier les cabarets. Le public vient voir des artistes qui se mettent en danger sur scène, et le plaisir de jouer et regarder un spectacle d’improvisation réside dans le fait de voir comment les comédien.ne.s vont parvenir à surmonter les nombreuses contraintes auxquelles iels sont confrontés. Ce jeu méta, qui met les artistes au premier plan et utilise les personnages comme des supports ludiques, est une dimension fondamentale du théâtre d’improvisation. On peut même considérer que le méta est intrinsèque au théâtre d’impro (vous pouvez lire cet article à ce sujet)
L’ironie est également au cœur du concept de jeu de la scène, ou game dans la langue de Justin Timberlake. Le jeu de la scène est une approche répandue dans l’improvisation aux USA, il s’agit d’identifier des ressorts narratifs et de les exploiter jusqu’au maximum de leurs potentialités. Concrètement, cela consiste à partir d’un élément ou d’une situation inhabituelle et le développer, en utilisant la répétition, l’amplification, la variation. Le jeu de la scène est un ressort comique qui repose sur l’exagération. Il favorise donc l’émergence de situations peu réalistes. C’est un petit exercice de science-fiction (“if this, then what”?) qui se traduit souvent par un rapport ironique à l’histoire qui se joue : on pousse les situations jusqu’à l’absurde, ce qui privilégie le plaisir ludique à la vraisemblance des situations et des réactions des personnages. Le jeu de la scène est au centre de l’école de Chicago qui s’est construite autour des enseignements initiaux de Del Close et développée par la troupe Upright Citizens Brigade.
Si l’ironie occupe une place si importante dans l’art d’improviser du théâtre, pourquoi faudrait-il s’en méfier me diriez vous ?

Parce que l’ironie détruit l’émotion. Elle la nie et la réfute. C’est une approche destructrice car elle est néfaste à très petite dose. En effet avec l’ironie c’est du tout ou rien:
- si sur scène la majorité des comédien.ne.s développent un jeu ironique et une seule personne un jeu sincère, c’est l’ironie qui l’emporte.
- si à l’inverse la majorité des comédien.ne.s adopte un jeu sincère et une seule personne un jeu ironique, c’est aussi l’ironie qui risque de l’emporter.
C’est pour cette raison qu’il est très difficile de réussir une scène tragique en catégorie mixte lors d’un match d’impro, car cela suppose que les deux équipes soient exactement sur la même longueur d’onde (heureusement cela reste tout à fait possible!).
L’ironie permet de produire des scènes comiques, parce qu’elle autorise de faire du jeu de la scène ou du jeu méta. En revanche, elle rend impossible toute scène à teneur dramatique (car elle empêche le partage avec le public d’émotions ressenties par les personnages).
Je suis persuadé que l’ironie est l’ennemie suprême de l’improvisateurice. C’est le pouvoir du côté obscur : tentant, facile d’accès, efficace, garantissant quelques premiers succès, mais assurant aussi la destruction durable de toute vraie émotion sur scène quand elle devient un réflexe appliqué de manière systématique.
Fuyez l’ironie ! Cherchez la sincérité, l’honnêteté, toujours. Le rire sera toujours là (si vous le désirez), et il n’en sera que meilleur, plus mémorable. Et les autres émotions resteront accessibles.
Comment réussir à ne pas être drôle?
Don’t try too hard : n’essayez pas d’être tragiques ! Autorisez-vous juste à ne pas être drôle (nuance)

Les spectacles d’improvisation sont majoritairement des comédies. Dès lors, on ressent comme une pression pour annoncer la couleur quand on “décide” de faire une scène ou un spectacle de nature “sérieuse” ou “tragique”. Une attitude qui pourtant ne va pas de soi, comme le souligne Patti Stiles sur son blog :
Ça m’a toujours gênée que l’on présente une scène ainsi : “Et maintenant, nous allons jouer une scène sérieuse.” Pourquoi ce besoin de l’étiqueter ? On ne dit pas : “Et maintenant, nous allons jouer une scène drôle”, alors pourquoi ? Qui a besoin de savoir à l’avance ? Est-ce que c’est nous qui disons aux autres joueurs de mettre la pédale douce sur les gags ? Si c’est le cas, pourquoi ne sentent-ils pas ce dont le spectacle a besoin ?
Le pire à faire est d’essayer consciencieusement de faire une impro “sérieuse” ou “triste”. Cela nous met en condition de débouler dans la “vallée de l’étrange”. L’expression “vallée de l’étrange” a été inventée pour décrire l’inconfort paradoxal provoqué par les androïdes conçus pour imiter le plus fidèlement possible les êtres humains : plus les robots sont anthropomorphes, et plus ils nous semblent étranges et malaisants.

Il en va de même avec la tragédie en impro. Plus les comédien.ne.s essaient de produire délibérément une scène tire-larmes, plus iels produiront paradoxalement du malaise voire de l’hilarité, le résultat pouvant apparaître très artificiel.
Pourquoi? Nabla Leviste y répond dans son ouvrage la science de l’imprévu : nous produisons un mauvais théâtre d’improvisation, qui sonne faux, quand on s’inscrit dans une logique résultat. La bonne improvisation, qui arrive à produire de la sincérité et de l’émotion, ne peut émerger que si les artistes suivent une logique chemin.
Une troupe qui se lance dans une scène à tonalité tragique avec une approche “résultat” en tête produira un jeu et des éléments narratifs forcés, potentiellement incohérents et artificiels. La raison principale tient au fait que les comédien.ne.s appliquent uniformément la tonalité recherchée dans la scène à l’ensemble des personnages. Avec l’intention de réussir une scène tragique, iels joueront des personnages uniformément tristes et solennels, sans incarner les spécificités des un.e.s et des autres. Avec la logique résultat, on a tendance à confondre ressort de la scène et ressorts des personnages. La performance qui en résulte risque d’être terne voire malaisante.
En logique “chemin”, les improvisateurices ne se fixent pas d’objectifs particuliers. Iels déploient une approche instinctive et ludique du jeu, qui permet d’offrir des réactions et émotions naturelles et donc plus crédibles.
Mais voyons un peu plus en détail ce que cela peut vouloir dire, à travers quelques principes clés.
Quelques astuces pour proposer un jeu sincère et impactant
- 1) respecter ses personnages et leur accorder la place qu’ils méritent
La principale condition pour réussir une improvisation à teneur dramatique est de jouer avec sincérité. Cela suppose donc de ne pas faire d’ironie, on l’a vu. Mais, encore une fois, il ne faut pas entrer dans une logique résultat. L’approche la plus simple me semble d’aimer et respecter ses personnages. Reconnaître leur dignité, leur valeur intrinsèque, et donc les traiter de manière non instrumentale. Un personnage n’est pas un prétexte. C’est une entité que nous mettons au monde et qui mérite donc notre amour et notre attention.

Avec l’ironie, nous mettons en avant l’artiste et en arrière-plan le personnage. Dans ce cas, le public entre en empathie avec les comédien.ne.s, mais pas avec les personnages. Pour que le public soit ému aux larmes il faut au contraire qu’il oublie les comédien.ne.s et entre pleinement en empathie avec les personnages (ou bien qu’il arrive quelque-chose de grave sur scène aux comédien.ne.s, mais ce n’est pas du tout ce que l’on veut!).
L’improvisateurice a donc “juste” à entrer pleinement en état d’incarnation sur scène, faire advenir un personnage, lui faire confiance pour mener la narration et accueillir les réactions que ce personnage déploiera naturellement dans l’histoire. Je développe un peu cet aspect dans un précédent article.
- 2) ne pas chercher à être original, pour garder des personnages auxquels on peut s’identifier
Le fameux conseil du formateur anglo-canadien Keith Johnstone, “ne cherchez pas à être original”, est particulièrement utile pour faire de belles scènes dramatiques.
Keith Johnstone est connu pour recommander à ses étudiant.e.s : “soyez normaux !”. Il donne cette consigne car “les improvisateurices qui “s’efforcent de faire de leur mieux” ont les yeux rivés sur “l’avenir” en quête de “meilleures” idées, et cessent de prêter attention à celles et ceux qui les entourent”. S’autoriser à être “ordinaire” permet de rester dans une construction de personnage instinctive, donc émotionnellement cohérente et réaliste, et donc susceptible de susciter l’empathie des spectateurices et des autres comédien.ne.s.
Mais ce n’est pas la seule utilité de cette approche. Pour susciter de l’empathie, un personnage doit être “identifiable”, c’est-à-dire qu’il doit permette aux spectateurices de s’identifier à lui. En anglais cela correspond au terme “relatable” (the audience can relate to this character). Or il est plus facile d’émouvoir le public si l’on joue des personnages proches de lui, des gens ordinaires. Et ce sera au contraire plus difficile d’émouvoir les spectateurices si nous jouons des personnages fantaisistes : des Dieux, des super héros, des psychopathes, des animaux, des objets, etc… Tout simplement parce que leur monde et les enjeux qui y sont attachés sont éloignés du nôtre.

Vous pourriez me répondre que par exemple les studios d’animation Pixar arrivent très bien à nous émouvoir aux larmes avec des personnages d’animation très éloignés de notre réalité : jouets en plastique, automobiles, robots, animaux, monstres… Ils y arrivent car ils sont passés maîtres dans l’art de traiter de problématiques émotionnelles et relationnelles qui parlent à chacune et chacun d’entre nous, comme l’aborde le point suivant.
- 3) investir l’intime et les relations entre personnages
Pour susciter l’empathie et l’émotion, le plus important sera de faire vivre au public l’intimité des personnages et leurs enjeux relationnels.
Aller plus loin dans la dramaturgie ne nécessite pas de faire quelque-chose de plus grand, de plus fort ou de plus grave, cela nécessite de faire quelque-chose de plus intime et de plus impactant pour la relation entre les personnages.
Je vous donne une illustration : des comédien.ne.s jouent une scène dans un contexte mythologique : un demi-dieu est maudit par Zeus qui est jaloux de son pouvoir. Ce dernier l’enferme dans une cellule pour l’éternité. Le contexte est tragique pour le personnage principal, mais imaginons que la troupe veuille renforcer l’intensité émotionnelle de la situation:
- elle peut choisir de “charger la barque” concernant le sort réservé au demi-dieu : attaques de démons, supplices divers, sort de l’humanité toute entière suspendu à celui du héros… Les enjeux seront plus forts, la situation plus grave. Cela peut donner lieu à des scènes plus spectaculaires ou plus intenses si les comédien.ne.s sont douées en mime ou en scénographie. En revanche, il est peu probable que cette surenchère suscite plus d’émotions chez les spectateurices.
- la troupe peut choisir d’ajouter de l’intime et des relations dans l’histoire : on peut imaginer, situation classique dans la mythologie grecque antique, que le demi-dieu est le fils de Zeus. Le dieu des dieux se fiche du devenir de son rejeton, mais on peut imaginer une scène émouvante où le fils manifeste son admiration, son amour et son incompréhension face à l’attitude de son propre père, lequel traite avec mépris toutes ces manifestations vulgaires d’émotivité. On peut imaginer l’intervention de la mère du héros pour attendrir Zeus et le faire revenir sur sa décision, ou l’intervention d’une autre divinité confrontant Zeus et plaidant pour la cause du héros, à chaque fois soulignant l’intransigeance du dieu souverain. A moins qu’il ne se laisse émouvoir…
Dans cet exemple, tout ce qui vient renforcer l’émotion est issu de l’intime, et pas de l’ampleur du drame ou de la gravité de la situation.

Keith Johnstone recommande d’utiliser la contrainte “vous ne pouvez parler que quand vous établissez un contact physique avec l’autre”, car cela produit mécaniquement 1) de l’intimité, et 2) du conflit intérieur (un personnage peut vouloir dire quelque-chose mais n’arrive pas à le dire tout de suite), élément que je détaille dans le point suivant.
- 4) introduire du conflit intérieur dans les comportements des personnages
Les scènes de théâtre improvisé seront plus émouvantes et susciterons plus d’empathie et de tension si le public a la capacité de percevoir des dilemmes et les forces contradictoires qui sont à l’œuvre dans le comportement des personnages.
Nous sommes des êtres pétris de contradictions, traversés sans cesse par des conflits intérieurs. Les impros sont plus intéressantes et plus vivantes quand elles nous donnent à voir cette lutte inhérente à la nature humaine. C’est un classique des grandes tragédies (et comédies): des gens s’aiment mais ne peuvent pas (se) le dire. On met ainsi en scène la société contre l’intime, les convenances contre la passion, les limitations de l’individu contre ses propres désirs.
Nous sommes pris par l’histoire quand nous voyons les personnages essayer de dire ou de faire quelque-chose, mais ne pas parvenir à le faire. Le caractère ou la logique d’un personnage peut aller totalement à l’encontre de ce qu’exige la situation ou l’environnement dans lequel il se trouve. C’est l’essence du tragique: voir des personnages lutter contre leur destin ou les forces qui agissent sur eux et ne pas y parvenir.
Keith Johnstone donne une illustration assez intéressante des vertus du conflit intérieur dans son ouvrage Impro for storytellers, dans un chapitre consacré au travail sur la construction des personnages : il raconte qu’il demande à ses élèves de jouer une scène où des parents reçoivent la visite de leur fils et de sa nouvelle femme, alors que le père est atteint d’une maladie incurable. Les comédien.ne.s jouent la scène avec application, insistant sur le caractère tragique de la situation. Tous les personnages sont tristes et solennels, le résultat apparaît un peu forcé et un peu plat, et déclenche même une violente hilarité chez les autres participant.e.s à l’atelier, conséquence du fameux effet “vallée de l’étrange”.
Keith Johnstone leur révèle que sa consigne initiale était un piège (ouh le petit coquinou). Il précise que cela avait pour objectif de mettre en lumière l’importance d’incarner des personnages qui ont des traits de caractères qui les rendent vivants. Il fait alors rejouer la scène mais en donnant des consignes précises pour chacun des personnages : le père veut absolument que tout le monde autour de lui passe un très bon moment, la mère veut susciter de la sympathie et de la pitié, le fils veut absolument que les autres autour de lui passent un mauvais moment, et la belle-fille veut que les autres la perçoivent comme quelqu’un d’intelligent. La scène qui en résulte, et qui est retranscrite dans le livre, n’est pas spécifiquement tragique (ce n’était pas le but de l’exercice). En revanche, elle devient beaucoup plus intéressante et offre des interactions plus naturelles. Selon les mots de Keith Johnstone, les consignes données pour chacun des personnages évitent aux comédien.ne.s de “verser dans le sentimentalisme et la monotonie”.
Vous pourrez constater qu’il est assez difficile de jouer avec efficacité et tenir sur la durée le rôle d’une personne mourante et désespérée sans devenir un peu risible. En revanche, faites en sorte que ce personnage essaie désespérément de remonter le moral de son entourage, ou juste de les convaincre que tout va bien, et le rôle sera beaucoup plus facile à tenir. En plus de cela, le personnage génèrera plus d’empathie. Idem, ce n’est pas évident pour tout le monde de pleurer à chaudes larmes sur scène. Mais il est tout à fait possible de jouer un personnage qui lutte contre les larmes, avec un impact émotionnel tout aussi fort.
De manière plus générale, vous pourrez constater que la mise en scène d’une parole “empêchée” ou “réprimée” arrive souvent de façon très efficace à suggérer le conflit intérieur et à provoquer de l’émotion. N’hésitez pas à retarder la prise de parole de vos personnages, voire à l’altérer. Keith Johnstone donne, toujours dans son ouvrage Impro for storytellers, le conseil suivant (librement traduit de l’original en anglais) :
Tout ce qui vient contrecarrer la parole peut amplifier l’émotion. Essayez d’ouvrir votre bouche pour dire quelque-chose, et au tout dernier instant d’y substituer quelque-chose d’autre (ou ne rien dire). Peut-être décidez-vous de dire “l’orage est parti”, et juste au moment où vos lèvres se mettent en mouvement, vous déclarez finalement “le temps s’éclaircit !”
Une fois cette technique maîtrisée, vous verrez que vous apparaîtrez vite comme une personne profondément sérieuse ou tourmentée.
Une variante à essayer : ouvrez votre bouche pour dire soit “je t’aime” soit “je te déteste”, et substituez une autre phrase au tout dernier moment.

Conclusion
Faire rire, faire pleurer. Deux destinations apparemment complètement opposées, mais qui peuvent être atteintes en suivant une même approche : faire confiance aux personnages et les laisser vivre avec le plus de sincérité possible. On arrive à jouer de belles tragédies à partir du moment où l’on renonce à penser en termes de dichotomie tragique/comique.
Je redonne ici la parole à Patti Stiles :
“Au Loose Moose, je ne me rappelle pas une quelconque classification des types de scènes que l’on jouait. De mémoire, les ateliers n’étaient pas spécifiquement axés sur la vérité ou la comédie.”
Ne cherchez pas à être original, ne cherchez pas à être tragique, ne cherchez pas à être drôle, ne cherchez pas à être. Découvrez qui vous êtes.
Enfin, pour rendre à César ce qui appartient à César, je me permets de ressortir du fonds des années 2000 le groupe Tragédie, qui sans doute sans le savoir nous délivrait un très beau message sur l’importance de l’écoute et de la connexion en impro :
Est-ce que tu m’entends,
hey oh
Est-ce que tu me sens,
hey oh
Touche-moi, je suis là,
hey oh, oh, oh, ohwohowohoo
S’il te plait réponds moi,
hey oh
Un geste suffira,
hey oh,
Est-ce que tu m’aperçois,
hey oh, oh, oh, ohwohowohoo
Portez-vous bien !
Je vous l’ai remis dans votre tête, vous ne pourrez plus y échapper pendant toute la journée. Oui, je suis un génie du mal.
Références pour aller plus loin :
Blogs et posts:
- Les scènes qui comptent (Scenes That Matter) — Patti Stiles Impro
- Méta-impro et quatrième mur — Impro etc. (wordpress.com)
- L’improvisation longform vue par l’UCB — Impro etc. (wordpress.com) (article sur le game)
- Peut-on improviser sans faire rire ? – Impro etc. (wordpress.com)
Ouvrages:
- Impro for storytellers, Keith Johnstone, Faber & Faber, 1999, ISBN: 9780571190997
- Improvisation théâtrale, La fabuleuse science de l’imprévu, Nabla Leviste, éditions L’Harmattan, 2018, ISBN : 9782343140704
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