Les dix commandements de l’improvisation !

Je suis un individu un peu basique, sur certains points. Par exemple, j’aime bien les listes. Genre les tops de fin d’année, ou encore l’exercice d’échauffement d’impro « donne-moi cinq choses ».

Les tops, ça a un côté rassurant. Ça schématise l’infinie complexité du réel, ça nous donne la fugace impression qu’on approche une vérité simple et souterraine. Comme l’improvisation peut avoir un côté anxiogène (pour les stressé·e·s) ou vertigineux (pour les aventureu·x·ses), on se prend à rêver de trouver la ou les « règles d’or » qui nous garantissent à coup sûr de faire des scènes réussies. Ou de trouver les pièges à éviter pour être sûr de ne pas se rater. C’est un peu la recette miracle, la formule alchimique qui nous assure de transformer le plomb en or.

Avec quelques années d’impro derrière soi, on le sait, il n’y a aucune règle qui ne puisse être enfreinte. C’est aussi bien sûr ce qui fait la beauté de cet art : on peut toujours être surpris·e !

Mais voilà, j’aime les listes. Voici donc ma liste personnelle des principes permettant d’éviter les naufrages de scènes d’improvisation les plus fréquents que j’ai pu observer. Ils peuvent inspirer en premier lieu les débutant·e·s / intermédiaires en improvisation qui cherchent un peu leurs repères, mais pour certains d’entre eux, peuvent tout à fait concerner des vieux de la vieille, moi compris.

Mais trêve de bavardages, voici la fameuse liste :

Les dix commandements de l’improvisation !

Reprenons ces « dix commandements » dans le détail !

1. Tout ce qui a été établi par un·e comédien·ne existe et ne peut être remis en cause ou ignoré par un·e autre comédien·ne

C’est le fameux principe du « Oui et », dont j’ai parlé dans un précédent article. Je vous y renvoie pour en examiner les subtilités !

Mais c’est bien la règle première, la règle des règles, qui irrigue la plupart des règles suivantes, et qui à elle seule peut prévenir de nombreux naufrages de scènes.

L’improvisation théâtrale ne permet pas aux comédien·ne·s de s’appuyer sur un cadre exhaustif et partagé. Parfois, le public ou un·e improvisat·eur·rice jouant un rôle de mett·eur·euse en scène peut donner des éléments de plateforme (lieu dans lequel se retrouvent les personnages, relation entre deux personnages, époque ou contexte de la scène, contraintes de jeu), mais il est impossible de cadrer l’intégralité de ce qui va se passer ensuite sur scène. C’est bien là toute la spécificité de l’impro ! Les détails de l’intrigue et des personnages se révèleront au fur et à mesure, avec les contributions de chaque improvisat·eur·rice.

Donc la seule façon pour que cela fonctionne, c’est que tout ce qui est dit par un personnage soit immédiatement considéré comme faisant partie du « background » de la scène, et que tout ce qui se dit ou se fait par la suite soit en cohérence avec cela.

Il y aura bien sûr toujours des situations où un·e comédien·ne contredit ce qui a été dit ou établi précédemment (souvent par mégarde). Plusieurs possibilités existent :

  • soit on considère qu’il s’agit d’une incohérence mineure (un nom utilisé pour un autre, un meuble mimé précédemment qu’un·e improvisat·eur·rice « traverse »…) et l’on continue la scène en faisant comme si cette incohérence n’avait pas eu lieu : on privilégie la fluidité de la scène, en prenant le risque que l’incohérence persiste voire prenne en importance ;
  • soit on relève l’erreur en tant que comédien·ne, ce qui clarifie la scène pour ses camarades et le public, tout en donnant l’opportunité de faire une petite blague. L’improvisation théâtrale est un art méta, le quatrième mur peut régulièrement être brisé sans nuire au spectacle !
  • soit on relève l’incohérence pour en tirer tout le fil dramatique : pourquoi ce personnage a donné un autre prénom à cette personne ? Cela révèle-t-il une gêne, un amour secret, un trait de caractère (le personnage est méprisant au point qu’il n’arrive jamais à se rappeler des bons prénoms) ? Si un meuble a été « traversé », on peut se précipiter pour le ramasser, en engueulant la personne, ou on s’exclame parce que l’autre personnage vient de révéler un super pouvoir, etc… Les incohérences et les erreurs peuvent être à l’origine de nombreux ressorts narratifs, ou ce que l’on appelle « jeux de la scène ».

En revanche il est exclu de nier ouvertement la proposition faite par l’autre sur scène. Ce n’est tout simplement pas envisageable, puisque cette proposition existe désormais dans le monde établi par le spectacle. Les improvisateur·rice·s débutant·e·s (surtout en match) sont tenté·e·s d’user de ruses pour annuler des propositions qui ne leur conviennent pas (jouer le rôle d’un docteur qui parle à un fou, « tout ceci n’était qu’un rêve », ou tout simplement remettre en cause ce qu’un personnage a dit ou fait, au nom de l’autre personnage). Mais cela va totalement à l’encontre de l’esprit de l’improvisation, qui est une construction collective, un chant à plusieurs voix.

Le « oui est » est tout simplement l’application pratique, dans le contexte d’un spectacle, du principe démocratique fondamental d’équilibre des pouvoirs : je suis libre de faire tout ce qui ne va pas aller à l’encontre de la liberté d’autrui (des autres comédien·ne·s, du public, de l’arbitre, du/de la MC).

Je n’aime pas la formule « Oui et », qui donne une sorte d’injonction à « trouver quelque-chose en plus » par rapport à son ou sa partenaire de scène. Je trouve que cela ne nous met pas dans de bonnes dispositions. Le vrai principe, le principe essentiel, c’est juste le « oui ». Le.la comédien·ne « prend acte » de tout ce qui se passe sur scène. Tout le reste sera apporté par le personnage. Quand on est suffisamment dans la peau de notre personnage, tout vient tout seul sans que l’on soit obligé de réfléchir. Le « et » du « Oui et » vient parasiter ce flow parce qu’il intellectualise le jeu, il nous incite à réfléchir à la suite, à ce que l’on peut ajouter, à ce que l’on doit apporter à la scène, et nous détourne de la prise en compte de ce qui est déjà en train de se passer. Cette approche pour moi n’est pas bonne. On doit se concentrer sur l’incarnation de notre personnage, pour qu’ensuite tout le déroulé se fasse naturellement.

Enfin, comme absolument tous les commandements listés ici, cette règle n’est pas absolue. On pourra toujours trouver des manières jubilatoires de trahir ce principe. Typiquement, le jeu méta permet de jouer entre comédien·ne·s, en s’amusant à contrecarrer ou contester tout ce qu’ont établi ses camarades. Un jeu à pratiquer entre adultes consentants bien évidemment !

2. Les personnages principaux se connaissent

Je ne le redirai jamais assez : les scènes d’impro dans les matches et cabaret sont très courtes. Pourtant, il faut réussir à y apporter de l’enjeu, de l’émotion, une histoire (c’est-à-dire un changement notable dans la relation des personnages ou dans leur situation). Ce n’est pas forcément évident, et ça devient quasi mission impossible quand les personnages se rencontrent pour la première fois en début de scène ! La « rencontre » grignote au minimum 30 secondes de jeu (souvent beaucoup plus), et plus cette rencontre sera « efficace » (en termes de consommation de temps de jeu), plus elle apparaîtra comme factice au public : on vit rarement des choses intenses avec quelqu’un qu’on vient de rencontrer il y a trente secondes à peine. Si les comédien·ne·s jouent cela sur scène, l’histoire prendra un aspect artificiel, même si ces dernier·e·s jouent très bien ou font des blagues drôles.

Comme tout principe, il y a des exceptions qui confirment la règle. On peut faire des scènes exaltantes ou hilarantes avec des personnages qui viennent à peine de se rencontrer, mais cela demande de la pratique. On peut par exemple imaginer une scène qui commence par un gangster qui surgit dans la voiture d’une personne tranquillement en train d’attendre son compagnon ou sa compagne qui fait ses courses au SHOPI, la menace avec un pistolet et lui demande de filer à l’aéroport. Globalement, on peut réussir des scènes ou le contexte prévoit par définition la rencontre de deux inconnu·e·s :

  • typiquement, une scène de « first date », réunissant des personnes s’étant contactées sur un site de rencontres,
  • un entretien d’embauche,
  • un interrogatoire de suspect,
  • une présentation aux beaux parents,
  • une personne qui vient acheter quelque-chose dans une boutique/négocier un prêt à la banque/signer un contrat/négocier un traité de paix (dans ces scènes « de transaction », cela sera réussi quand l’enjeu de la scène n’aura rien à voir avec la transaction elle-même)
  • etc…

Mais de manière générale, je conseille, surtout aux débutant·e·s, de commencer une scène par des personnages qui se connaissent très bien, ce qui a plusieurs avantages: 

  • cela facilite dès le début l’implication émotionnelle entre les personnages ;
  • cela permet de créer facilement – et d’une façon qui reste crédible – des rebondissements : un personnage peut par exemple sortir à l’autre un « vieux dossier » qui vient soudainement pourrir l’ambiance ou au contraire redonner de l’espoir face à une situation semblant désespérée.

3. Chaque personnage doit être impacté par ce que disent ou font les autres personnages, et doit y réagir, surtout si c’est étrange !

La promesse de l’impro, c’est qu’il peut se passer n’importe quoi sur scène. Et, surtout quand on débute, on a à cœur d’honorer cette promesse. On essaie de proposer des trucs un peu « foufous », qui sortent de l’ordinaire.

Le problème avec cette volonté de proposer du loufoque ou du farfelu, c’est qu’on peut rapidement obtenir un délire « WTF » qui laisse le public complètement de côté. Ce qui rend une scène étrange drôle, c’est justement ce que l’extraordinaire de la scène peut provoquer chez des gens normaux. Donc, sauf comme toujours pour les exceptions qui confirment la règle (scènes d’humour absurde, qui peuvent bien fonctionner mais à dose raisonnée dans un spectacle) je vous conseille :

  • d’incarner au moins un personnage « normal » sur scène ;
  • que ce personnage normal réagisse sincèrement et de façon logique à toutes les choses étranges qu’il pourra observer.

C’est ce personnage « témoin » qui maintient un lien avec le public, et vient lui confirmer que oui, il se passe effectivement des choses très étranges sur scène. Quand on voit quelqu’un de gêné/effrayé/confus/scandalisé/effaré par les comportements excentriques ou les événements inattendus qui arrivent sur scène, on situe tous ces éléments excentriques dans notre univers quotidien, ce qui rend la situation plus excitante qu’une simple scène de trip au LSD ou de rêve chelou sans aucune logique.

Dans mes références comiques (peut-être dans les vôtres ?) figurent les humoristes anglais de la grande époque de la BBC, les Monty Python et leur série « Flying Circus » dans les années 1970, ou les épisodes de « A bit of Fry and Laurie » dans les années 1990. Plusieurs de leurs sketches reposent sur un principe absurde poussé jusqu’au bout de sa logique (le sketch du « ministère des marches ridicules » par exemple). On peut donc être tenté de partir résolument dans une scène ou un contexte absurde. Ces scènes existent dans ces séries, et on peut en tenter quelque fois en impro. Je recommande tout de même de les préméditer dans des contextes de « comparées », sinon c’est très casse-gueule. Et je dois vous faire remarquer que, y compris dans ces séries loufoques, on retrouve souvent un personnage « témoin » qui s’étonne ou s’offusque de la situation, ou un rappel de notre environnement quotidien. Pour reprendre l’exemple du sketch du « ministère des marches ridicules », nous avons un élément loufoque perçu comme normal par tous les personnages, mais cette torsion de la réalité reste mise en perspective par plein de détails qui renvoient à la normalité et au quotidien : acheter un journal au marchand de journaux, saluer ses collègues de bureau, recevoir un candidat à une subvention, etc (cf. commandement numéro 9).

La deuxième leçon que l’on peut aussi tirer de cette règle, c’est que les événements factuels, « extérieurs », comptent en fait relativement peu dans le succès d’une histoire présentée devant le public. Ce qui fait que l’histoire (le véhicule) avance, ce sont les émotions (l’essence) et les relations entre les personnages (le moteur). Le public aura ce qu’il demande s’il peut voir des personnages surpris, déçus, révoltés, ridiculisés, récompensés, honteux, émerveillés, paniqués, etc… Les événements servent à provoquer ces différentes émotions chez les personnages, et à modifier les relations qu’ils entretiennent entre eux (dominant/dominé, mépris/intérêt, admiration/dégoût, scepticisme/amour, haine/respect, etc…). Pour que cela arrive, il faut que tout ce qui se passe (événements, répliques des autres) fasse réagir clairement et sincèrement les différents personnages.

Si les comédien·ne·s se mettent en condition de réagir sincèrement dans la peau de leur personnage, iels ne seront jamais « à poil » sur scène. Du moment qu’il y aura plusieurs personnes sur le plateau, il se passera forcément quelque chose digne d’intérêt.

Cette réaction naturelle des personnages se perd quand on se concentre trop sur les détails de l’histoire ou sur ce qu’on devrait dire ou faire pour améliorer la scène. Quand on brainstorme dans sa tête, on ne peut plus se concentrer sur le jeu. Or le jeu c’est ce qui est le plus important. C’est ce que viennent voir les spectat·eur·rice·s. Il ne faut jamais le perdre de vue ! Il faut donc débrancher son cerveau analytique, et monter sur scène en état d’incarnation : on se met dans la peau d’un personnage, et par la suite on ne fait que réagir « instinctivement », selon la logique de ce personnage. On ne fléchit plus, on agit (et donc on ne fléchit plus, on agit 😉 ). On débranche son cerveau analytique, on laisse le cœur agir.

4. Les personnages ne doivent pas négocier

Cela fait partie des tics qui m’ont dérangé le plus quand j’ai commencé à jouer et à regarder des matchs d’impro. La négociation est un mauvais pli que l’on peut prendre en faisant des scènes « mixtes » pendant les matchs. Chaque équipe, sur un thème commun, donne un coaching différent au joueur ou à la joueuse qui monte sur scène. On assiste donc fréquemment à deux personnages qui « négocient » ensemble ce qu’ils doivent faire, chacun essayant de « recaser » son coaching dans la scène.

Même si je trouve que le format match y contribue beaucoup, c’est un travers universel que l’on peut retrouver dans plusieurs formats de spectacles. Son origine est profonde : improviser, cela fait naturellement peur. Notre cerveau essaie donc de contrôler l’incertitude en anticipant et en se projetant dans un scénario souhaitable. Bref, on se « fait un film ». Problème : quand on joue avec d’autres personnes, on a de très grandes chances de voir ce scénario idéal très très vite contredit par les répliques ou les actions des autres. Notre cerveau est attaqué ! Il essaie de se défendre en remettant l’histoire sur les rails de ce qu’il avait anticipé.

Résultat ? On négocie.

Et spoiler : c’est chiant.

Une scène d’impro réussie peut donc suivre un de ces schémas :

  • les personnages partagent une même activité, et quelque chose se produit pendant la scène qui affecte leur relation (schéma narratif de « Oui et »)
  • les personnages sont ouvertement en conflit, et la scène explore les conséquences de ce conflit : évolution de la relation des personnages, quand l’un des deux se trouve « vaincu » par l’autre (Schéma narratif de « Non et » – attention, le fait que les personnages se disent clairement non n’empêche pas les comédien·ne·s d’avancer dans l’histoire en totale complicité. Un « Non et » narratif réussit quand les comédien·ne·s font du « Oui » ! Cf. premier commandement et mes précédents articles.)

En revanche, si les personnages passent du temps à négocier ce qu’ils doivent faire (Schéma narratif de « Oui mais »), le spectateur subit en quelque sorte une double peine : il assiste à une confrontation, mais qui est sans grand enjeu émotionnel et ne débouche sur rien d’intéressant (en effet, une négo aboutit normalement à un compromis, donc à aucun changement relationnel ou émotionnel notable entre les deux personnages. Un partout, balle au centre).

5. Les personnages ne doivent pas parler de ce qu’ils vont faire

Celles et ceux qui ont regardé quelques spectacles d’improvisation ont sans doute déjà vu une scène de ce type : deux personnages sont en face d’une montagne/dans les vestiaires d’un match/derrière un rideau avant le début d’un spectacle/planqués devant une banque/dans une salle de sport, et discutent de ce qu’ils vont faire dans les minutes qui suivent.

C’est un réflexe tout à fait naturel quand on veut réduire l’incertitude de la page blanche : on n’a pas l’occasion de réfléchir à la suite de la scène depuis les coulisses ? Pas grave, nos personnages le feront pour nous, sur scène !

Problème: cela ne fait pas avancer l’histoire, et cela provoque l’ennui. Quand les comédien·ne·s discutent de ce qu’ils·elles vont faire à travers leurs personnages, ils·elles préparent doublement la déception du public :

  • ils·elles le frustrent d’abord parce qu’ils·elles bouffent du temps de jeu à parler de ce qui va venir, alors que les spectat·eur·rice·s n’attendent qu’une chose, c’est justement de voir ce qui doit advenir : « on ne veut pas le savoir, on veut le voir! » (expression de Viola Spolin) ;
  • ils·elles le déçoivent ensuite parce que l’annonce de l’action à venir détruit le suspense de la scène :
     → soit l’action finit par réussir sans grande difficulté, et les spectat·eur·rice·s peuvent se dire à juste titre « tout ça pour ça » ? Au final, on aurait pu commencer la scène directement par l’action, et enchaîner sur des choses plus intéressantes, les conséquences de cette action sur la vie des personnages et leur relation ;
     → soit l’action échoue parce que les personnages sont incompétents, mais le buildup du challenge à accomplir aura préparé les spectat·eur·rice·s à cet échec. L’issue est attendue, peu satisfaisante, offre peu d’héroïsme ; les échecs par incompétence ne sont en général pas du bon spectacle (cf. commandement n°8) ;
     → soit l’action réussit mais au prix de grandes difficultés et surprises dans son exécution : c’est le meilleur cas de figure, mais le plus difficile à réussir, surtout quand une bonne partie du temps aura été « mangée » par la préparation de l’action. Souvent la scène s’interrompt avant même d’atteindre cet hypothétique « climax ».

Conclusion : si l’on veut proposer une scène captivante, appliquons l’adage « show, don’t tell ».

6. Les personnages ne doivent pas parler de ce qu’ils sont en train de faire

L’improvisation se bonifie quand on y applique une certaine éthique de minimalisme. Les messages ne doivent pas être redondants : ce qui est mimé ou fait sur scène n’a donc pas besoin d’être commenté par les personnages.

Si un personnage mime qu’il fait la vaisselle, il n’a pas besoin de dire qu’il fait la vaisselle, ou commenter le fait qu’il fait la vaisselle. Cette affirmation est particulièrement vraie quand l’action en question ne constitue pas l’enjeu de l’histoire, à savoir détermine ou modifie la relation entre les personnages principaux. Si l’histoire tourne autour de la répartition des tâches ménagères au sein d’un couple, il reste alors légitime de parler de la vaisselle (même s’il sera toujours plus intéressant de parler du vrai sujet, le couple). En revanche si l’enjeu est tout autre, ça ne sert à rien d’en parler, et cela empêche l’histoire de progresser.

Ce travers se décline souvent dans des relations maître/élève ou coach/client : un.e comédien.ne (qui n’arrête pas de souffler et de dire « OK » ! s’adresse à l’autre en lui expliquant ce qu’iel doit faire, pour réussir son pas de danse / craquer l’ordinateur / faire la peinture parfaite / répéter la chorégraphie de l’école, etc…). L’autre personnage s’exécute maladroitement en demandant à l’autre « Comme ça ?… », etc. Et, ô surprise, c’est chiant.

Il est au contraire assez drôle de faire des actions fortes, et de ne pas en parler du tout, à la manière par exemple d’une scène d’un film de Quentin Tarantino : étrangler des gens, détruire une barre d’immeubles, opérer à cœur ouvert, escalader une falaise, etc. , mais tout en parlant de la situation du petit frère qui préoccupe les protagonistes, ou en réglant ses comptes au sujet d’un adultère, ou en faisant une déclaration d’amour. L’action vient alors colorer l’histoire, jouer un rôle de symbole, lui ajouter un élément de profondeur ou de comique, mais ne vient pas la perturber. Au contraire, le fait que les personnages parlent du vrai enjeu, malgré la force de l’action qu’ils sont en train de faire, vient souligner l’importance de leur sujet de conversation.

7. Les personnages doivent faire quelque-chose qui mobilise leur corps

La plupart des défauts qui peuvent affecter les scènes d’improvisation viennent de la peur du vide ressentie par les comédien.ne.s. Si on ne sait pas quoi faire d’intéressant, des réflexes de protection viennent rendre les scènes peu intéressantes (déblatérer des propos inutiles, faire de l’absurde pour l’absurde). Il faut donc très vite se mettre dans un état d’incarnation, où on habite un personnage, ou plutôt, un personnage vient habiter la scène, et on se contente de suivre ses pas.

Un très bon moyen pour faire venir ce personnage est de se mettre à faire quelque-chose avec son corps. Et quand je dis « quelque-chose », cela peut être une très petite chose. Il n’est pas nécessaire de réaliser une action particulière comme creuser un trou avec une pelle ou taper à la machine à écrire.

Il suffit d’adopter une posture particulière (bien droit, voûté, obséquieux, tendu et aux aguets…), un tic gestuel (se recoiffer, se curer les ongles, remettre sa cravate…), une façon particulière de se déplacer (négligemment, les mains dans les poches, en rasant les murs, les mains derrière le dos et avec de grandes enjambées de militaire, avec de tous petits pas rapides…) de parler (débit de parole, timbre de la voix, vocabulaire utilisé), ou une action anodine (tourner sa cuillère dans une tasse, fumer une cigarette, soupeser une boule de pétanque…). Cet engagement corporel suffit à donner instantanément naissance à un personnage. Il est très naturel de faire vivre un caractère, un background, une émotion particulière quand on bénéficie de l’aide de l’engagement corporel. La manière de manger sa salade ou d’allumer sa cigarette peut très facilement dicter, de manière cohérente et instinctive, tout un personnage pour toute la scène qui s’annonce. Pas besoin de réfléchir, il « suffit » de rester à l’écoute de ce qui se passe sur scène avec son personnage, et de rester fidèle à cette première impulsion corporelle.

L’engagement corporel guérit de la peur du vide. On se rend vite compte que le moindre des petits gestes, la moindre expression est captée par le public. Le public est facilement « captivé », et projette sur un simple mime toute un univers et toute une histoire. On peut donc combler le vide de la scène de manière très efficace en utilisant son corps, ce qui évite de sombrer dans le blabla, redonne de l’enjeu aux dialogues, permet d’être dans l’incarnation. Regardez par exemple Nabla Leviste dans les spectacles des Eux, il se base souvent sur un personnage corporel ou sur une voix avant de le spécifier de manière contextuelle ou narrative.

Mick Napier recommande aussi d’attraper un objet imaginaire quand on est à cours d’idées ou que l’on veut relancer une scène. L’astuce est bien de tendre le bras et d’attraper un objet, en mime, sans réfléchir, puis de « découvrir » ce que l’on a pris, et d’incorporer cet objet dans la scène, la discussion, ou l’engagement corporel que l’on avait emmené précédemment.

L’existence précède l’essence. Nos personnages naitront naturellement de la silhouette qu’on leur donne.

8. Les personnages principaux sont compétents dans leur domaine (au moins dans la situation de départ)

Les improvisat·eur·rice·s qui se retrouvent projeté·e·s sur scène sans aucun élément peuvent se sentir en insécurité, un peu perdu·e·s. C’est un sentiment logique et naturel. Quand on ne bascule pas dans l’incarnation, on peut avoir comme réaction de projeter cette incertitude sur le personnage que l’on joue sur scène. Les personnages improvisés peuvent donc souvent apparaître maladroits, novices, pas à leur place. J’y vois trois explications :

  • on projette sa propre angoisse sur le personnage, qui se trouve lui-même maladroit et incertain. Explication possible, mais en fait assez simpliste ;
  • on essaie de se protéger en tant que comédien·ne en utilisant le filtre de l’ironie : si le personnage que l’on joue est manifestement maladroit, il est bien entendu entre le comédien et le public que les échecs qui se dérouleront sur scène seront « faits exprès », arrivent « par convention ». Si un·e improvisat·eur·rice incarne un personnage compétent, il·elle s’expose (enfin, c’est ce qu’il·elle croit) à plus de risques : un·e spectat·eur·rice pourrait se lever dans la salle et crier : « bouh, mais c’est n’importe quoi, un cuisinier/policier/physicien/historien compétent ne ferait ou ne dirait jamais une chose pareille ! ». Je pense que c’est pour cela qu’un·e improvisat·eur·rice débutant·e aura naturellement tendance à jouer un personnage incompétent. Il·elle aura une excuse toute trouvée pour mal faire les choses ;
  • on cherche un moyen sûr de faire rire. Or un personnage compétent n’a pas en lui-même de potentiel comique (du moins c’est ce qu’on croit), on se sent donc obligé·e de « trouver » une situation drôle. Et on suppose au contraire qu’un personnage incompétent sera naturellement drôle, puisque prompt à faire des gaffes et à commettre des maladresses. Cette troisième raison est souvent celle que les joueur·euses admettent consciemment pour justifier leurs recours à des personnages incompétents, et ceci même si les deux premières raisons sont très souvent présentes, voire prépondérantes.

Or, cette habitude présente plusieurs problèmes :

  • les personnages incompétents sont en fait souvent très peu intéressants. Voir quelqu’un rater tout ce qu’il fait est assez peu passionnant pour un·e spectat·eur·rice. Vous aurez peut-être entendu parler du « voyage du héros », qui suppose qu’une histoire constitue souvent un récit initiatique d’apprentissage par une série d’épreuves. Du coup on peut s’imaginer une structure échec — échec- échec — réussite. Mais ce schéma est surtout intéressant pour un format long, où on a le temps d’expliquer comment et pourquoi un échec devient un jour une réussite. Et par ailleurs un récit d’apprentissage ne suppose pas de partir d’un point de départ où le personnage est nul dans tout ce qu’il fait ;
  • en vrai, le public ne reprochera jamais à un.e improvisateurice de « mal » jouer un personnage compétent. Au contraire, cela constitue un ressort comique très puissant. Nous avons tous assisté à des passages hilarants de spectacles où quelqu’un.e présente un autre personnage en l’établissant comme un.e expert.e absolu.e dans un domaine très pointu. Quand lea comédien.ne assume alors pleinement ce rôle et débite avec assurance des affirmations incompréhensibles ou manifestement fausses, l’effet comique est immédiat, et le public applaudit. Y compris et surtout d’éventuels experts de la discipline en question.

Donc, soyons décomplexé.e.s, et jouons des personnages compétents (Cela concerne la situation de départ. Il est bien entendu possible d’avoir un problème qui surgit ensuite et met au défi les compétences du héros, c’est un enjeu intéressant pour une histoire. Mais l’enjeu n’existe pas si le personnage est incompétent à la base ! Encore une fois si le personnage est un nul au début de l’histoire, on peut certes avoir un récit d’apprentissage, mais c’est souvent très peu réussi dans le cadre d’un sketch de quelques minutes seulement).

9. Le contexte peut être farfelu, les personnages aussi, mais pas les deux en même temps

Les comédien.ne.s qui se retrouvent sur une scène d’improvisation ont envie de donner aux spectateurices ce qu’iels ont demandé. En l’occurrence, les spectacles d’improvisation promettent des choses inédites, drôles et surprenantes. Les comédien.ne.s cherchent donc à présenter des situations rocambolesques, et des personnages hauts en couleur. Le risque est grand, cependant, de partir rapidement dans du grand n’importe quoi, avec des scènes si absurdes qu’elles laissent les spectateurices complètement de côté.

Ce problème a déjà été abordé dans le cas du commandement n°3. Ce qui rend une scène étrange drôle, c’est justement ce que l’extraordinaire de la scène peut provoquer chez des gens normaux. Donc, sauf comme toujours pour les exceptions qui confirment la règle (scènes d’humour absurde, qui peuvent bien fonctionner mais à dose raisonnée dans un spectacle) il est conseillé, si on veut intégrer à une scène des éléments extraordinaires :

  • soit de commencer avec des personnages tout à fait normaux, et de les plonger dans une situation ou un environnement tout à fait extraordinaire (réunion secrète d’une secte de fanatiques, échange de microfilms avec des espions internationaux, ouverture d’une faille spatio-temporelle, etc…) ;
  • soit au contraire de partir d’une situation ou d’un environnement tout à fait ordinaire (couple à la maison, clients dans une boulangerie, pique-nique en famille, dîner entre amis, apéro entre collègues, entretien d’embauche) et d’y intégrer des personnages tout à fait extraordinaires (Dieu descendu sur terre, extraterrestre, génie du Mal, animal qui parle, néonazi, scientifique fou, Neandertal décongelé, etc)

Mais IL NE FAUT PAS FAIRE LES DEUX A LA FOIS ! Car sans repère de normalité, le farfelu ne fait plus contraste, et ne déclenche plus si facilement le rire. On bascule dans un univers parallèle où tout est possible et donc rien n’est grave ou surprenant. Il faut toujours garder un pied ancré dans la réalité, pour faire ressentir le décalage. Sinon le public assiste, un peu gêné, à un « trip » sous acide qui a surtout des airs de « pivate joke ».

10. les comédien·ne·s ne doivent pas chercher à être origin·aux·ales, ils·elles doivent faire ce qui est attendu dans le contexte de départ 

Cette règle s’approche de la précédente. Encore une fois, les comédien·ne·s veulent épater le public avec des choses extraordinaires. Ils peuvent donc se creuser la tête pour trouver des personnages ou des rebondissements originaux. L’un des fondateurs de l’impro anglo-saxonne, Keith Johnstone, insiste au contraire sur l’importance d’être évident. Attachons-nous à rester cohérent avec ce qui a été établi précédemment sur scène (on reboucle avec le premier commandement!), et donc de jouer un personnage « normal ». Quand on parle ici de normalité, cela se rattache au contexte de départ de l’histoire: cela a été conceptualisé sous le terme de « cercle des attentes »: quand on établit une première série d’informations, tout un univers est logiquement « attendu » par le public. Ainsi , une normalité de collocs parisiens n’est pas du tout une normalité de gladiateurs sous l’Empire romain. Quel que soit le contexte de départ, il y a des choses qui lui sont attachées logiquement (éléments du quotidien de la vie urbaine et de la vie en colocation dans le premier cas, références à l’antiquité romaine et au statut des esclaves ou gladiateurs dans l’autre).

Dans la suite de l’histoire, il arrive toujours un petit décalage, une chose particulière, qui peut être saisie par les comédien.ne.s pour y introduire de l’extraordinaire (par exemple, un.e des colocataires apparaît maniaque, et ce trait sera progressivement amplifié et exagéré. Ou un des gladiateurs révèle qu’il est le fils de l’empereur, ce qui donnera un enjeu particulier aux jeux du cirque et/ou dans la relation entre les deux combattants).

Le fait de s’appuyer sur une normalité par rapport au contexte de départ a plusieurs avantages :

  • on garantit d’abord la cohérence de la scène : un élément est donné par lea comédien.ne A, lea comédien.ne B confirme par un autre élément logique par rapport à ce début, cela donne un contexte cohérent et solide à l’histoire. Exemple : lea comédien.ne A parle de combats de gladiateurs, lea comédien.ne B peut parler de sacrifices de chrétiens (et renoncer à une éventuelle histoire de vampire du futur qu’iel avait sous le coude). On avance tous.tes dans la même direction ;
  • si le début de la scène est cohérent et relativement vraisemblable, dès qu’un truc cloche, tout le monde s’en aperçoit. Les comédien.ne.s peuvent rapidement l’exploiter, et ça devient drôle parce qu’il y a bien association de vraisemblable + décalage, ce qui produit le comique. Si on part d’emblée sur des éléments en décalage les uns des autres, nous instaurons un univers intégralement absurde où il devient impossible d’être véritablement surpris, touché, ou amusé;
  • les comédien.ne.s n’ont pas à se creuser la tête pour chercher des choses alambiquées, iels peuvent rester naturel.le.s et se dédier à ce qui compte vraiment: le jeu et l’interaction naturelle entre leurs personnages.

Conclusion : la règle la plus importante est…

Et si on ne devait retenir qu’une règle parmi tout cela ? Eh bien cela serait… aucune de ces 10 ! Ouais ouais, je sais, vive la cohérence…

Beaucoup de ces commandements attirent notre attention sur les mécanismes qui se mettent en place quand on réfléchit trop à la scène et décrivent ce qu’il faut faire pour les éviter. Le problème, c’est que si on veut retenir consciencieusement ces règles, eh bien on se met à y réfléchir quand la scène est en cours, et c’est ce que l’on veut éviter à tout prix ! 

L’essentiel est donc de comprendre les mécanismes qui expliquent le pourquoi de ces différentes règles. Surtout pas de les apprendre. Les comprendre suppose de les accepter, ce qui permet de les incorporer instinctivement dans sa manière d’aborder et de vivre la scène. Une fois fait, on peut tout oublier du détail de ces règles, et même en transgresser joyeusement plusieurs. Ces règles ne fonctionnent qu’appliquées instinctivement, sans y penser.

C’est ce qui est compliqué avec l’apprentissage de l’impro : on doit éviter de donner des leçons ou de dicter des consignes, parce que cela met dans un état d’esprit de planification, de contrôle et de vérification qui tue le jeu.

La lecture d’un livre ou la tenue d’un atelier, pour qu’elle porte ses fruits, ne doit pas déboucher sur une série de recettes, mais sur une authentique prise de conscience de certains ressorts du jeu. Les leçons en improvisation doivent infuser dans l’instinct du ou de la joueureuse, pas dans son surmoi. Le surmoi tue le jeu.

Donc mon conseil est le suivant : comprenez bien le pourquoi de ces commandements, et SURTOUT, ne cherchez pas à les retenir, oubliez-les s’il le faut, pour y revenir à l’occasion, et pour avant toute chose VOUS AMUSER.

Qu’une seule chose guide votre attitude sur scène et en atelier : débranchez votre cerveau et amusez-vous avec les autres. Il en restera toujours quelque chose d’utile ! Ne serait-ce que de joyeux souvenirs !

Bisous.

Références pour aller plus loin:

  • vos expériences d’impro.

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