Peut-être avez-vous déjà regardé The Office, les films et émissions de Sacha Baron Cohen, Cunk on Earth, Ricky Gervais, ou les films de Ruben Östlund ? Ou encore côté francophone Action discrète, OSS 117, Connasse, Monsieur Fraize, Le moment Meurice, DAVA, ou bien les émissions comme Strip-Tease ou l’Amour est dans le pré ?
Ces séries, émissions, sketches et films, bien que de tons et d’univers VRAIMENT très différents, partagent une même catégorie d’humour assez particulière : ce sont des représentants de la « cringe comedy« , ou « comédie du malaise » en français.
C’est un genre qui occupe une place centrale dans l’humour contemporain, mais reste complexe à appréhender et ambigu à interpréter. Aussi, je vous propose une petite visite guidée de ce qui en fait la spécificité et les subtilités !
1. Définition du « cringe » : le malaise social et l’empathie
Mais commençons par la base. Qu’est-ce que le « cringe » ? Ce mot américain désigne littéralement tout ce qui nous fait nous recroqueviller sur notre chaise, nous hérisse les poils ou nous fait grincer des dents. En bref, tout ce qui nous met mal à l’aise.
Dans le domaine artistique, la « cringe comedy » désigne tout particulièrement des œuvres qui 1) placent des personnages dans des situations socialement embarrassantes ou pénibles, et 2) mettent en scène des personnages qui s’écartent de la norme sociale dominante (et adoptent des comportements jugés scandaleux). Cette forme de comédie a connu son âge d’or dans les années 2000, principalement au Royaume-Uni et aux U.S.A.
La « cringe comedy » repose fondamentalement sur l’empathie des spectateur·ice·s. En effet, pour que cette comédie du malaise fonctionne – et n’apparaisse pas comme de la pure provocation ou de la vulgarité gratuite – il faut que les protagonistes outranciers se situent dans un cadre crédible, et suscitent des réactions attendues du commun des mortels (incompréhension, effarement, indignation, stupéfaction, colère).
La « cringe comedy » a donc besoin de personnages témoins qui constituent des relais symboliques des spectateurs et spectatrices : par exemple, la plupart des employé·e·s de l’entreprise de vente de papier servant de décor à la série « The Office« , et en particulier les deux personnages de Jim et Pamela, sont caractérisés comme des personnes « normales » et sont régulièrement estomaqués par le comportement de leur patron beauf Michaël Scott. Dans cette série, les moments de malaise sont fréquemment marqués par des regards caméra qui servent à établir une complicité avec les spectateur·ice·s. Cette connexion par le regard est aussi employée dans l’art du clown ou lorsque l’on utilise des masques pleins ou des marionnettes sur scène.

Ce besoin d’établir une empathie avec les spectateur·ice·s et une crédibilité du cadre de fiction est aussi ce qui explique la forme choisie par la plupart des comédies du malaise : celle du faux documentaire. Le format du documentaire est un moyen efficace d’apporter de la crédibilité au malaise, surtout quand des sujets sensibles sont abordés.
Le plus efficace aussi pour susciter de l’empathie est d’enregistrer les réactions de vraies personnes qui ne sont pas au courant du caractère fictionnel du show : c’est le cas des programmes et films de Sacha Baron Cohen (Borat, Brüno), des sketches des humoristes d’Action discrète, de Camille Cottin dans Connasse, ou dans un autre genre des chroniques radio de Guillaume Meurice. Les réactions des gens sont authentiques et non scriptées, ce qui rend le malaise crédible et partageable.
Parfois la frontière entre fiction et réaction sincère est difficile à délimiter : dans la série « Cunk on Earth » (« Planète Cunk » en français), plusieurs intervenant·e·s expert·e·s dans de nombreux domaines (histoire, art, différents domaines scientifiques) sont interrogé·e·s face caméra par la présentatrice fictive Philomena Cunk. Ces expert·e·s ont été prévenus par la BBC qu’il s’agissait d’une émission satirique, mais ne connaissaient pas à l’avance les questions posées par le personnage de Cunk, et sont donc très souvent désarçonné·e·s par leur caractère idiot ou aberrant. A vrai dire, avant de me renseigner j’avais un vrai doute pour savoir si les interviewé·e·s étaient au courant ou non de la supercherie, signe que l’objectif de crédibilité et d’empathie était suffisamment atteint.

La frontière entre fiction et documentaire est encore plus brouillée dans le cas des émissions de télé-réalité. Les personnes filmées jouent leur propre rôle, et les showrunners choisissent avec soin les profils des différent·e·s participant·e·s et les situations dans lesquelles on les place, pour créer un maximum de situations malaisantes. La télé-réalité pourrait donc être vue comme l’aboutissement formel suprême de la « cringe comedy« . Mais on peut davantage parler de dérive (cf. partie 3) !…
2. « Pourquoi c’est drôle ? » La psychologie du « cringe«

Référence de boomer, désolé les jeunes.
La comédie du malaise a fait l’objet de plusieurs travaux très sérieux, en particulier des analyses de ses ressorts psychologiques et artistiques.
Le chercheur allemand Sören Krach a établi que les spectateur·ice·s de « cringe comedy » s’identifient aux personnes qui sont embarrassées, et ne rigolent pas à leurs dépens. Comme évoqué plus haut, l’humour cringe repose bien sur un mécanisme d’empathie. Mais dans ce cas, pourquoi c’est drôle ? Pourquoi apprécier ressentir de la « gênance » comme on dit de nos jours ?
Le mécanisme psychologique du « cringe » est semblable à celui du visionnage d’un film d’horreur : nous nous mettons en insécurité émotionnelle dans un cadre contrôlé. Le plaisir retiré vient de la tension ressentie, mêlé à la conscience que cela ne nous est pas réellement arrivé, synonyme d’un certain soulagement. C’est un mécanisme qui aide à se confronter à des angoisses que l’on peut ressentir au quotidien. La constitution d’une tension, peu après relâchée, déclenche le rire. Ce que les théoriciens antiques du théâtre avaient défini comme le mécanisme de « catharsis« .
La cringe comedy peut également susciter du plaisir en procurant un sentiment de supériorité morale. J’ai déjà abordé ce mécanisme dans l’article consacré à l’inclusion en impro, dans le passage consacré à l’humour au second degré : la comédie du malaise expose les comportements inappropriés adoptés par certains personnages. Les spectateur.ice.s établissent avec l’artiste un lien de connivence : sans que cela soit explicite, nous reconnaissons ces comportements comme étant inappropriés, et nous jouissons de notre supériorité morale par rapport aux personnages immoraux.
Enfin, à l’inverse, la comédie du malaise peut susciter chez certain·es. spectateur·ice·s du plaisir par procuration, directement lié à la transgression des normes sociales que ces dernier·e·s pensent ne pas pouvoir se permettre à titre personnel. Imaginons Jean-Jacques Boumeur, qui répète à l’envi que « de toutes façons, maintenant, on ne peut plus rien dire« , à cause des bien pensants wokistes islamo-féministes qui imposent une dictature de la pensée unique. Jean-Jacques peut aimer regarder des programmes de Cringe comedy, censés pourtant se moquer des personnes racistes, machistes et masculinistes, tout simplement parce qu’il retire du plaisir à entendre des propos « décomplexés » prononcés par les personnages de ces fictions.
L’exemple de Jean-Jacques nous permet de saisir l’ambivalence de cette catégorie d’humour : en voulant dénoncer des idéologies oppressives, on peut très vite provoquer un effet contraire, en flattant les clichés oppressifs ou en renforçant leur place dans la fiction et le paysage culturel.
Quand on ne peut pas choisir avec qui on rit, on ne peut pas forcément rire de tout.
La comédie du malaise doit être maniée avec subtilité et clairvoyance !… Mais comment ?
3. Les différentes – et plus ou moins bonnes – façons de pratiquer le malaise

(et hop, une deuxième référence de vieux)
Le « cringe » ne tombe pas dans l’humour oppressif dans les cas de figure suivants :
- les personnages qui tiennent des propos oppressifs sont explicitement ridiculisés dans le cadre de l’œuvre ;
- les personnages qui sont ridiculisés sont des personnes en position de pouvoir ;
- l’outrance permet de faire ressortir le caractère absurde ou problématique de la société telle qu’elle existe.
Voyons ce que cela veut dire un peu plus précisément :
« Les personnages qui tiennent des propos oppressifs sont explicitement ridiculisés dans le cadre de l’œuvre » : la comédie du malaise met en scène des connards. Ils peuvent l’être de différentes manières : égoïstes, racistes, machistes, validistes, complotistes, etc… Pour éviter de cautionner ces comportements oppressifs, une bonne comédie cringe les rend ridicules : c’est le cas du patron Michael Scott dans The Office, c’est le cas de Hubert Bonnisseur de la Bath dans OSS 117. Dans les bonnes comédies du malaise, le ridicule est du côté des oppresseurs, et l’empathie du côté des oppressés (les employés dans The Office, les collègues d’Hubert ou les « locaux » dans OSS 117).
« Les personnages qui sont ridiculisés sont des personnes en position de pouvoir » : c’est un principe corolaire du précédent : si le personnage ridiculisé est un oppresseur, c’est en général la personne qui est en position de pouvoir : un patron d’entreprise dans The Office, un agent spécial avec « permis de tuer » envoyé en mission dans des anciennes colonies dans OSS, une journaliste de la principale chaîne de télévision dans Cunk on Earth, une bourgeoise parisienne dans « Connasse« .
Comme toutes les règles, il peut y avoir des exceptions. Mais il faut les appréhender ici avec une grande prudence : en effet, si l’on se moque des travers de personnes appartenant à des groupes sociaux dominés, il y a un risque élevé de relayer des préjugés issus de l’idéologie en place. Dans ce cas de figure, la « cringe comedy » rate sa cible : on ne gratte plus là où ça fait mal. On est faussement provocateur, on relaie en réalité la voix de son maître.
« L’outrance permet de faire ressortir le caractère absurde ou problématique de la société telle qu’elle existe »: les comédies du malaise peuvent porter un discours sur l’état de « la société », en mettant en avant le fait que les personnes aux comportements et discours oppressifs rencontrent peu de résistance ou présentent de moins en moins de « complexes ». C’est le cas souvent dans les faux documentaires : par exemple, le malaise dans « Connasse » vient du fait que les inconnu·e·s piégé·e·s par la caméra cachée de Camille Cottin tolèrent des comportements outranciers par contrainte économique (vendeuses, prestataires de service), par sidération ou par convenance sociale (inconnu·e·s croisés dans la rue qui n’osent pas interpeler ou contredire la connasse). Dans « Borat« , le propos principal du film n’est pas de rire du personnage caricatural de kazakh incarné par Sacha Baron Cohen, mais plutôt du fait que les américains trouvent ce personnage pourtant caricatural et outrancier parfaitement crédible.
L’exemple de Borat est intéressant parce qu’on entre en plein dans la zone grise de la cringe comedy : le personnage de Borat est ridiculisé mais ce n’est pas véritablement un personnage en position de pouvoir. Dans la société américaine, en tant qu’immigré, c’est un profil qui est plutôt d’habitude victime de préjugés racistes ou de discriminations. Dans ce cas, un public raciste peut tout à fait rire au premier degré du visionnage de Borat, en se délectant des clichés véhiculés par le personnage sur les pays d’Asie centrale, et ne pas du tout en tirer une réflexion sur les progrès à faire en matière d’ouverture d’esprit aux Etats-Unis.
D’autres programmes de comédie du malaise présupposent un public « éclairé » : la chaîne Youtube DAVA par exemple met en scène des personnages odieux qui s’interviewent mutuellement. Il n’y a aucun personnage témoin permettant d’établir sans aucune ambiguïté le caractère odieux des personnages et la position des auteurs vis-à-vis de ces représentations. « Il va sans dire » que c’est du second degré, mais cela repose sur la bonne éducation des spectateur·ice·s.
Autre exemple extrême : la télé-réalité. On pourrait défendre certains programmes en indiquant qu’ils servent à témoigner de « l’état moral » d’une partie de la société (les « ch’tis », les agriculteur·ice·s, ou autre catégorie sociale placée sous la scrutation des caméras scénarisées), mais dans les faits le mécanisme est plutôt stérile. Dans ces programmes, les victimes du ridicule sont des vraies personnes, et non des personnages, et ce sont principalement des pauvres gens, pas des personnes en situation de pouvoir ou d’abus de pouvoir. Plusieurs programmes de télé-réalité misant sur le « malaise » constituent donc les véhicules d’un mépris social sans véritable apport réflexif et sans respect vis-à-vis de leurs sujets, qu’ils traitent comme des objets de dérision sans âme. La version la plus respectueuse de ce type de programme serait la série documentaire belge « Strip Tease« , qui livre des documents bruts, sans commentaire, non scénarisés. Il y a moins de manipulation scénaristique, plus de distance critique que dans la télé-réalité « poubelle », mais toujours un aspect ambigu : pose-t-on un regard empathique sur les personnes filmées, ou se contente-t-on de s’amuser devant une galerie de « cassos » ? La réponse réside dans le for intérieur du ou de la spectateur·ice.
Venons-en à l’impro : le malaise existe aussi bien sûr ! Il est surtout appréhendé comme un risque, et peu comme un objectif artistique.
En effet, un spectacle d’impro est considéré « malaisant » quand les scènes sont douloureusement ratées. Comme j’ai eu l’occasion de le souligner dans mes précédents articles, en improvisation théâtrale l’empathie du public est dirigée vers les artistes, et très rarement vers les personnages. Dès lors, le « cringe » en impro émerge quand les comédien·ne·s galèrent sur scène et que le public compatit et partage leur inconfort. Ce malaise est à fuir bien sûr.
Mais qu’en est-il si une troupe d’improvisation théâtrale veut créer sur scène des situations de « comédie du malaise », par choix artistique ? C’est une possibilité, et on serait même tenté d’y voir une évidence : personnages outranciers, réactions spontanées, empathie du public… Beaucoup d’éléments constitutifs de la comédie du malaise se retrouvent naturellement dans des scènes d’improvisation.
Cependant, l’exercice requiert du savoir-faire et de la subtilité, afin d’éviter les écueils suivants :
- Il faut qu’il y ait des personnages « normaux », auxquels le public puisse s’identifier et qui constitueront des réceptacles d’empathie (cf. Les dix commandements de l’improvisation !). Dans le cas contraire, la scène d’impro ne serait qu’un étalage de propos choquants pouvant être reçus comme ambigus (1er degré, 2e degré, foutage de gueule ?…). Ces « témoins » peuvent être les comédien·ne·s eux·elles mêmes qui interviennent en leur nom propre en brisant le quatrième mur.
- Les personnages outranciers doivent être explicitement représentés comme ridicules ou gênants (via les personnages témoins qui seront visiblement choqués par leur comportement) et doivent préférentiellement être des personnes en position de pouvoir.
- Les comédien·n·e·s qui interprètent les personnages non outranciers doivent proposer sur scène un jeu sincère, sobre et crédible. Dans le cas contraire, c’est le spectacle lui-même qui risque de tomber dans le « cringe« .
Comme vous le voyez, improviser de la cringe comedy, c’est un chemin pavé d’embûches, même si ce n’est pas impossible !
Mais est-ce la seule option pour jouer artistiquement avec le malaise ? Il ne me semble pas ! Les prochains articles vont vous proposer des approches alternatives du malaise et de l’étrange !
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