#MALAISE – épisode 2/3 : s’épanouir dans l’étrange

Bienvenue sur ce deuxième article consacré à la place du malaise dans l’humour et l’improvisation théâtrale !

Après un premier épisode consacré à la Cringe comedy, je vous propose de découvrir des voies alternatives qui existent pour explorer le malaise et l’étrange dans l’art dramatique.

1. L’étrange sans le « cringe » : la « Comédie des excentriques »

La cringe comedy repose essentiellement sur des personnages qui s’écartent des normes sociales, agissent scandaleusement, occupent une position d’oppresseur et sont ridiculisés. Il n’est cependant pas obligé de mettre en scène des personnages odieux ou agressifs pour faire de la comédie de l’étrange.

Plein d’artistes choisissent de mettre en scène, avec humour et tendresse, des personnages atypiques dont le comportement n’a en soi rien d’oppressif ni de répréhensible.

C’est ce que j’appelle personnellement la « Freak comedy » (attention ce terme n’a aucune existence officielle). Je me rapproche ici du sens premier de « freak« , qui signifie en anglais bête de foire, étrange, décalé, mal fichu. En français, on pourrait parler plus sobrement de « comédie des excentriques« .

Les protagonistes des « Freak comedies » peuvent susciter du malaise et du rire, mais peuvent aussi et surtout bénéficier pleinement de l’empathie des spectateurs et spectatrices.

Pour vous aider à mieux comprendre la nuance avec le cringe, je vais vous donner quelques exemples de ce que je qualifierais de freak comedy.

Il faut tout d’abord noter que le personnage d’excentrique n’étant pas un oppresseur, il n’est donc pas nécessaire de l’immerger dans un contexte social réaliste pour le mettre en perspective. Il se prête donc très bien à l’exercice du spectacle solo.

On peut citer le personnage de l’humoriste Marc Fraize, « Monsieur Fraize », qui s’amuse beaucoup autour des silences, qui deviennent tout à la fois drôles, gênants et fascinants.

Autre exemple côté américain, le comique Joe Pera a développé un personnage qui ne s’attache qu’à des petits détails du quotidien extrêmement banals, rejoignant un peu l’esthétique « normcore » qui a connu son heure de gloire dans les milieux hipster des années 2010, et qui reposait sur la revendication du banal et du ringard en tant que valeur esthétique (principalement dans la mode). Dans le cas de Joe Perra, cela donne du stand up doux et paisiblement étrange :

En France, le stand-upper Paul Mirabel emprunte une voie semblable, qui est de susciter de l’empathie pour un personnage médiocre et sans ambition. Le stand-upper Guillaume Bats axait ses sketches autour de son propre handicap (il était atteint de la maladie des os de verre) en s’appuyant sur l’autodérision et l’empathie du public.

Dans un autre registre, on peut citer en référence la galerie de personnages excentriques de la série Twin Peaks de David Lynch (1990-2017). Twin Peaks est un mélange unique de soap opéra, de polar et d’épouvante fantastique. Chacun des personnages de la série correspond à un archétype, mais coloré par une manie, un grain de folie, une obsession particulière qui le positionne en dehors des codes des séries classiques et aident l’œuvre à entrer dans une autre dimension, qui se situe entre l’onirique, l’effrayant et le comique.

Dans un registre très différent, les comédies de Wes Anderson reposent beaucoup sur des personnages chics, excentriques et maniaques, qui se constituent des petites familles de substitution à l’écart du monde « normal ». Le personnage d’Edward aux mains d’argent est aussi un archétype de « Freak » bienveillant et attachant, même si on peut discuter du statut de comédie du film de Tim Burton de 1990.

Il y a aussi bien sûr l’évidence : l’étrangeté associée à l’empathie, à la spontanéité et à la tendresse envers le personnage sont des piliers incontournables de l’art du clown. Le clown Avner Eisenberg propose d’ailleurs quatorze principes qu’il intitule « principes excentriques« . Le personnage du clown est dans son essence quelqu’un qui se situe hors de la norme (excentré) et qui est fondamentalement sincère (pas d’ironie !).

Le clown n’a pas pour objectif de susciter du malaise, mais sa profonde excentricité peut tout à fait effrayer le public. Je connais beaucoup de gens qui ont d’ailleurs développé une phobie des clowns !… Si c’est votre cas, peut-être comprenez-vous un peu mieux pourquoi : le clown est fondamentalement étrange et imprévisible, ce qui peut vous mettre mal à l’aise.

Bien sûr, le degré d’excentricité des clowns jouera beaucoup sur leur caractère dérangeant. Que pensez vous de celui-ci par exemple ?

Quentin Smirhes est juste un clown un poil plus chelou que d’autres…

Les communautés victimes d’oppression développent aussi des spectacles et contenus culturels qui détournent les stigmates dont elles sont l’objet pour les transformer en objets de joie et de fierté. Cela recouvre les initiatives de troupes et spectacles d’origine communautaire (cf. par exemple Blackout Improv ou Black Improv Alliance aux USA), mais aussi les formes de spectacles et disciplines initialement underground comme les drag shows ou le voguing. La démarche initiale est de se libérer du mépris et de la stigmatisation en se retrouvant dans un cocon bienveillant et en affirmant pleinement son identité ou en explorant une pluralité d’identités (et donc son étrangeté, son écart à la norme dominante). Ce ne sont pas des spectacles destinés stricto sensu à faire rire, mais ils peuvent être rangés dans le camp de la comédie dans la mesure où ils sont conçus pour générer de la joie parmi les participant.e.s et le public. L’originalité est célébrée et le malaise est totalement absent de ces spectacles (si ce n’est le malaise et l’incompréhension qu’ils peuvent provoquer en dehors de la communauté concernée). Certains de ces shows ont conquis un public plus large que celui d’origine, en témoigne la très grande popularité actuelle des drag shows chez les hétérosexuel.le.s, dans la lignée du succès par exemple de l’émission RuPaul’s Drag race.

Deal with it

2. L’étrange comme manifeste et angle de lecture : la « comédie tordue« 

Il y a par ailleurs un autre art de l’étrange qui se distingue du cringe, et que j’appellerais « twisted comedy« , ou « comédie tordue » dans la langue de Kev Adams.

Cela consiste en général à partir d’une forme artistique très codifiée et de déformer complètement son traitement, pour la rendre étrange, dérangeante et fascinante (en bref, la « tordre »). Ce type de comédie se concentre donc moins sur les comportements de certains personnages individuels, le décalage opéré porte sur un champ plus large, et s’étend à l’ensemble de l’œuvre.

Le procédé utilisé est globalement celui de la parodie. Sauf que l’objectif avec la comédie tordue est d’obtenir une œuvre surréaliste, c’est-à-dire qui aide à faire apparaître des contradictions internes, des paradoxes, des tensions, des défauts qui passent inaperçus dans la forme classique de l’œuvre ou dans la situation de base. On pourrait considérer cela comme du « réalisme magique sombre« , car il s’agit de rendre visible l’invisible, mais en général pour faire ressortir une face cachée idiote ou peu reluisante.

Plus philosophiquement parlant, la comédie tordue applique en quelque sorte le concept d’ »inquiétante étrangeté » théorisé par Sigmund Freud dans un ouvrage éponyme en 1919. Le terme, qui s’écrit « Unheimlich » en allemand et « Uncanny » en anglais, est très étroitement lié à la notion de familier (« Heim » signifie foyer en allemand). L’inquiétante étrangeté se ressent quand ce que l’on pensait familier et proche se révèle étrange et donc angoissant. Vous avez peut-être entendu parler du concept plus récent d’ »Uncanny valley » : plus un robot ou des images de synthèse essaient de s’approcher de l’aspect ou du comportement de l’être humain, et plus le résultat peut apparaître dérangeant ou monstrueux. On touche là le cœur du mécanisme du « Unheimlich » et de la comédie tordue : ce qui est dérangeant n’est pas tant ce qui dans l’œuvre apparaît excessif ou irréaliste, mais bien plutôt ce qui la rattache à notre réalité quotidienne. C’est cela qui suscite du malaise.

Comme pour le reste, le plus simple est de donner des exemples.

Dans les productions américaines, la vie des classes moyennes en banlieue pavillonnaire a souvent été la cible des comédies tordues, qui montrent la face cachée du rêve américain, comme par exemple « Greener Grass » de Jocelyn DeBoer et Dawn Luebbe (2019) :

Vous pouvez aussi vous référer aux films et séries de David Lynch, mais lesquels ne placent pas toujours la comédie au premier plan.

Je vous donne d’autres illustrations plus récentes et peut être plus accessibles (quoique…).

En partant d’une forme très codifiée, le tutoriel vidéo, les artistes comme Alan Resnick et Monsieur Fraize ont fait leurs débuts en postant sur Youtube des vidéos de tutoriels futiles, soulignant par l’absurde la potentielle vacuité de ce type de création, mais permettant également de mettre en scène un personnage à l’écart de la société. Dans le cas d’Alan Resnick, un asocial sombrant jusqu’à la folie et l’isolement total dans les dernières vidéos de la série, au ton beaucoup plus proche du film d’horreur. Ce n’est pas uniquement le personnage qui se transforme : les vidéos s’éloignent de la forme standard du tuto, pour se rapprocher du « found footage » de film d’horreur.

La chaîne de télévision américaine Adult Swim a produit depuis les années 2010 des courts-métrages rassemblés dans la catégorie « Infomercials« . Ce sont des parodies de programmes de télévision classiques (télé-achat, talk shows, publicités, clips de campagnes électorales, émissions de collectes de dons, etc), à tonalité principalement comique, mais souvent avec une touche d’horreur et de malaise. Le principe reste globalement celui que j’ai énoncé plus haut : 1) partir d’un format de programme TV bien identifié 2) faire en sorte que sa logique soit poussée plus loin ou introduire « quelque chose qui ne va pas », malgré sa conformité théorique au canon du format.

Le plus simple, comme toujours, est de consulter des exemples [trigger warning : vidéos contenant de la violence graphique et psychologique, et pour leur intégralité en anglais, parfois avec sous-titres activables sur Youtube].

Point de départ : les publicités embarquées dans les vidéos Youtube. Twist : la publicité se transforme en court métrage de fiction surréaliste. Résultat : « Unedited Footage of a Bear« , réalisé par Alan Resnick.

Propos : incarner le fait que la publicité enjolive une situation ou un produit qui n’est pas toujours idyllique, loin de là. Faire entrer les spectateur.ice.s en vue subjective dans l’esprit d’une personne soumise aux effets secondaires des médicaments. Mais aussi faire ressentir la pression qui peut peser sur une mère de famille pour arriver à être à la hauteur des standards de réussite souriante de la famille modèle américaine.

Autre point de départ : le générique d’une Sitcom. Twist: le générique ne finit jamais et finit par consumer toute la fiction qui l’environne. Résultat : « Too Many Cooks« .

Propos : le court métrage bizarre fait ressortir la logique mercantile qui tend à étirer les feuilletons et les séries au mépris de toute logique artistique ou narrative, l’œuvre de fiction de base peut perdre de sa substance, les artistes peuvent finir lessivés par cette logique d’épisodes sans fin.

Point de départ : émissions éducatives pour les petits enfants. Twist : le dessin animé dérive vers le cauchemar étrange. Résultat : « Don’t hug me I’m Scared » (une série animée diffusée sur Internet, distincte des programmes d’Adult Swim).

Propos : met en lumière le caractère fondamentalement autoritaire du système éducatif moderne, pensé pour récompenser principalement le conformisme et générateur d’angoisses pour quelques générations d’élèves, sous couvert d’un appel à la créativité en réalité très standardisé.

Je pense que ces quelques exemples vous donnent de bons aperçus de « comédie tordue » !

Après ce détour dans les vallées de l’étrange, le prochain et dernier article de la série sera 100% pratique : il présentera une série de jeux à pratiquer en atelier pour travailler le malaise et l’étrange.

D’ici là, portez-vous bien !…

#souriresincère

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