#MALAISE – épisode 3/3 : boîte à outils pour improviser la gêne et l’étrange

Après deux articles dédiés à une exploration théorique, voici le dernier volet de cette série, à visée 100% pratique !

Je vous y détaille 7 jeux à utiliser en atelier d’improvisation (certains sont des classiques, d’autres sont moins connus mais m’ont déjà été proposés par plusieurs format·eur·rice·s, certains sont des créations).

Et pour finir je vous donne quelques conseils de nature transversale.

Bonne lecture !

Malaise à gauche, étrange à droite (Source : N’improtequoi, 2018)

1. Jeux pour pratiquer le malaise et l’étrange en Impro

Après la théorie, un peu de pratique ! Voici quelques jeux que vous pouvez utiliser en atelier ou sur scène afin de pratiquer de manière maîtrisée le malaise et l’étrange. Cette liste est bien sûr loin d’être exhaustive !

  1. Les mains baladeuses [cringe]

    – Description : trois personnages qui ne se connaissent pas sont assis côte à côte dans un lieu à définir (banc public, arrêt de bus, théâtre, cinéma, bureau de poste, télésiège, poste de police, etc…). Le personnage qui se situe au milieu va s’adresser alternativement aux deux autres, pour une conversation relativement anodine. Spécificité : à chaque fois qu’il s’adresse à un personnage, il posera sa main sur les cuisses de l’autre. Il ne se rendra absolument pas compte qu’il fait ça. Les autres personnages doivent réagir de la façon la plus sincère possible à ce comportement.

    – Axes de jeu : ces scènes produisent l’essence du cringe : des réactions sincères face à un comportement socialement déplacé. Le fait que les personnes sont dans un lieu public, ne se connaissent pas, et le cas échéant sont dans un lieu ne permettant pas forcément de crier au scandale permettent d’incarner le conflit entre la bienséance et les réactions instinctives que suscitent le comportement déplacé. Les lieux à plus forte pression sociale permettent de pousser le malaise le plus loin possible. Si la scène se déroule sur un banc public, il sera plus probable que les deux personnes touchées s’enfuient relativement rapidement. Ce sera plus compliqué au milieu d’une représentation d’Opéra par exemple. Le postulat de départ est irréaliste mais a le mérite de constituer un cadre relativement « safe » : l’attouchement réalisé n’ira jamais jusqu’à l’agression sexuelle par exemple, et le cadrage du jeu établit bien que le personnage au centre n’est pas du tout dans une posture prédatrice (il ne se rend absolument pas compte de ce qu’il fait).

    – Points de vigilance : ce n’est pas un hasard si le postulat est fantaisiste. C’est pour éviter de verser dans le glauque. Il ne faut pas que les comédien·ne·s se sentent obligé·e·s de justifier ce cadre en faisant de leur personnage un prédateur sexuel. On veut justement éviter cela pour que le jeu reste respectueux des limites des participant·e·s.
    On demande aux comédien·ne·s qui incarnent les deux personnages « touchés » s’ils·elles sont OK avec le cadre du jeu, et on leur précise qu’il s’agit de tenir compte des règles de bienséance qu’ils·elles observeraient dans la vraie vie : étape de sidération, indignation silencieuse, première sommation, énervement, etc… Mais il ne faut pas faire durer la scène de façon irréaliste. S’il est logique pour les personnages de se lever et partir, alors c’est ce qu’ils doivent faire. Quelques secondes de vrai « cringe » suffiront pour considérer qu’on a atteint l’objectif, pas besoin de mettre en scène une véritable agression sexuelle qui s’éternise.
  2. Le serveur parisien [cringe]

    – Description : deux joueu·r·se·s sont installés à la table d’une brasserie parisienne et ont une conversation anodine. Un·e troisième joueu·r·se incarne un·e serveur·se parisien·ne. Son objectif sera de mettre les personnages mal à l’aise par son comportement.

    – Axes de jeu : cela permet d’expérimenter plein de façons de mettre mal à l’aise des gens dans un cadre social bien défini et codifié (prestation de service dans la restauration). Plein d’options sont envisageables : être agressif vis-à-vis des client·e·s, rester à 10 cm d’eux, être excessivement sympa ou enthousiaste, tenter de séduire un·e ou les deux client·e·s, se confier sur la dépression qu’on est en train de traverser, faire du prosélytisme religieux, être offensé·e par tout ce que ces personnages diront, etc… Il peut être utile de noter toutes ces différentes façons de créer du malaise, pour les réutiliser plus tard (cf. jeu n°4). Globalement, tout ce qui établit une relation familière ou intime avec les client.e.s suscitera de la gène, car la relation professionnelle ne prévoit pas du tout ce genre de rapport.

    – Points de vigilance : le focus de la scène doit être mis sur le personnage du serveur ou de la serveuse. Les deux client·e·s doivent avoir une conversation relativement ordinaire pour ne pas prendre le focus (small talk, peu d’enjeux), et doivent réagir de la manière la plus plausible possible aux agissements du serveur. Le malaise est palpable si le public peut s’identifier avec les client·e·s. Du côté du serveur ou de la serveuse, même si l’objectif est de perturber les client·e·s (il faut que cela en arrive à un point où a minima leur conversation doive s’interrompre pour commenter son comportement gênant), il faut que ce personnage reste situé dans le contrat social : quoi qu’il arrive, il s’agira de prendre les commandes et de servir les client·e·s. Cela n’a pas d’intérêt de partir sur une scène de prise d’otage par exemple (dans le cadre de ce jeu).
  3. Comportement bah ouais / fast-food stanislavski [cringe]

    – Description : on écrit des listes de comportements potentiellement perturbants ou étranges (on peut s’inspirer du jeu du serveur parisien pour établir ces listes). On place ensuite des personnages dans des contextes de socialisation divers (soirée entre ami·e·s, date, entretien d’embauche, cérémonie de baptème de son enfant, vernissage d’exposition, etc…). Un·e des comédien·ne·s devra piocher une liste et appliquer littéralement les consignes écrites sur la fiche dans son jeu.

    – Axes de jeu : ce jeu repose sur un procédé intitulé « fast-food stanislavski » et a été mis au point (tout comme le jeu des mains baladeuses) par Keith Johnstone (Cf. Impro for Storytellers de Keith Johnstone et Jeux et enjeux de Mark Jane). Ce jeu s’appelle ainsi car c’est en effet un procédé « express » permettant de mettre en pratique l’approche du jeu théâtral théorisée par Constantin Stanislavski. Le principe est juste de lire une série d’instructions et de les appliquer littéralement dans son jeu, sans se poser davantage de questions. Cela permet d’être dans l’expérimentation, l’exploration et l’amusement. On peut tester 1000 façons d’être génant·e·s dans telle ou telle situation donnée, et ce à partir de simples actions qui se révèlent inappropriées.

    – Points de vigilance : la lecture des fiches peut limiter le naturel du jeu et donc l’impact émotionnel du malaise. Ce n’est pas trop gênant pour le personnage qui applique les items de la liste car ce n’est pas le réceptacle principal de l’empathie des spectat·eur·rice·s. Les comédien·n·e·s qui interprètent les personnages secondaires (sans liste) ont en revanche intérêt à limiter les tentations de cabotinage et à jouer « premier degré » et sincère.
  4. Hypocrites [cringe]

    – Description : on donne un contexte social où un certain comportement est attendu (exprimer sa joie à un mariage, ou sa tristesse à un enterrement par exemple). On joue une courte scène où cela se passe conformément à l’attendu (pendant une minute ou deux). On demande ensuite aux comédien·ne·s de refaire la même scène mais en leur disant que leurs personnages éprouvent le sentiment exactement opposé à l’attendu et essaient de le cacher, pour respecter les conventions sociales (essaient de réprimer un fou rire pendant l’enterrement, affichent péniblement un sourire radieux pendant leur mariage alors qu’ils·elles sont au bord des larmes, etc…).

    – Axes de jeu : là où le précédent jeu explore le potentiel des actions, ce jeu explore le malaise via l’interprétation : on se conforme parfaitement à la norme sociale, sur le papier, mais notre jeu suscite l’empathie des spectat·eur·rice·s car il devient clair que nos personnages sont complètement à contre-courant de ce qui est attendu.

    – Points de vigilance : le jeu est réussi quand l’interprétation des comédien·ne·s est suffisamment subtile. Il faut que dans le public on croie à la vérité du dilemme ou de la tension émotionnelle. C’est pour cela que je conseille de jouer la scène au premier degré, pour viser dans la seconde version à jouer tout en subtilité ou en contraste. Le surjeu peut diminuer l’impact de la scène. Le sidecoaching est utile pour ce jeu !
  5. La scène chelou [étrange]

    – Description : deux ou trois comédien·ne·s jouent une scène du quotidien (achat de cigarettes dans un bar-tabac, départ à l’école d’un lycéen le matin, récupération d’une ordonnance à la pharmacie, etc…). La scène doit être relativement courte (1 à 2 minutes par exemple). L’objectif est d’être le plus simple et le plus naturel possible. Il est demandé à un autre groupe de comédien·ne·s d’observer très attentivement la scène, puis de la rejouer dans son intégralité en étant le plus fidèle possible à ce qui a été fait : même répliques au mot près, avec les mêmes intonations, avec le même rythme, avec les mêmes gestes, etc… Un troisième groupe de comédien·ne·s (ou le premier) observe très attentivement cette deuxième scène et doit la rejouer en essayant d’être en tous points identique à cette version.

    – Axes de jeu : il est impossible de rejouer exactement la scène qui a précédé, surtout si cette scène était improvisée. Plus on s’appliquera à en restituer les moindres détails, et plus le résultat manquera de naturel, car le rythme des dialogues et des actions sera ralenti de manière artificielle, ou la réflexion mobilisée ne permettra pas d’obtenir des intonations naturelles dans la voix. Normalement, on aboutit à une scène chelou, qui n’est pas du mauvais jeu mais donne un résultat étrangement factice et maniéré. Certaines scènes pourront rappeler du Wes Anderson, ou du théâtre contemporain.

    – Points de vigilance : pour réutiliser cela en spectacle, on visera à aboutir à cette même étrangeté sans passer par ce modus operandi. Eh bien c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire ! Le meilleur conseil est de pratiquer, identifier ce qui contribue à l’étrangeté de la scène (silences, intonations, bafouillements, articulation…) et d’essayer de les mettre délibérément en pratique – et avec subtilité ! – dans une série de scènes.
  6. La marche clownesque [étrange]

    – Description : un.e comédien.ne traverse la scène en marchant, de manière complètement naturelle. Un.e second.e comédien.ne traverse la scène, en imitant la marche faite par la personne qui l’a précédée. Et ainsi de suite. A chaque traversée de la scène, la marche précédente est légèrement exagérée, jusqu’à aboutir à une démarche unique, ridicule et surréaliste.

    – Axes de jeu : ce jeu constitue une introduction à l’art du clown, pouvant être ensuite déclinée en une multitude d’autres jeux reprenant les mêmes principes : 1) on part de ce qui est déjà là et ce qui vient naturellement chez les comédien.ne.s 2) on observe attentivement ce qui est proposé (par les autres ou par soi-même, selon les jeux) puis 3) on amplifie et valorise tout ce qui émerge sur scène, en l’exagérant mais en s’attachant à en conserver toute la sincérité et le naturel et 4) on réagit sincèrement à tout ce qui peut en résulter. L’écoute active est aussi dirigée vers le public : ce qui le fait réagir (rire, retenir son souffle, s’exclamer…) est ce sur quoi on aura intérêt à construire son amplification.

    – Points de vigilance : ce type de jeu s’accommode mal de l’intellectualisation. Les scènes peuvent alors avoir tendance à sonner faux. Des échauffements destinés à « débrancher le cerveau » peuvent aider à mettre les comédien.ne.s dans de bonnes conditions.
  7. La surréaction inattendue [étrange et cringe]

    – Description : deux personnages sont assis l’un en face de l’autre (dans un café, un tgv, un bureau…) et ont une conversation anodine, en mode « small talk » (par exemple, prendre comme référence la première scène de Reservoir Dogs). Chaque comédien·ne choisit arbitrairement un chiffre entre trois et dix. Le chiffre choisi désignera la réplique au bout de laquelle, si la conversation s’est poursuivie normalement, son personnage aura une réaction émotionnelle extrêmement forte : éclater en sanglots, piquer une colère terrible, éclater de joie ou de gratitude, exprimer une peur panique. Les comédien·ne·s explorent ensuite où se dirige la scène une fois cette rupture opérée dans la conversation.

    – Axes de jeu : le cadre ne laisse pas du tout augurer une réaction émotionnelle forte. La rupture sera donc improbable et étrange. A partir de là, tout peut être joué narrativement parlant : la réaction du personnage A sert de moteur à l’histoire (selon une logique « jump and justify ») : on apprend dans la suite de la scène ce qui explique cette réaction violente. Au contraire, la réaction du personnage A peut suprendre le personnage B tout autant que les spectateur·ice·s. Autre possibilité : la réaction du personnage A ne surprend pas du tout le personnage B, sans que la raison de cette réaction violente ne soit expliquée dans la scène. On entre dans l’étrange inexpliqué à la David Lynch, mais cela peut être aussi très intéressant à jouer.

    – Points de vigilance : dans la dernière configuration, l’étrangeté fonctionne si elle est pleinement assumée par les comédien·ne·s. Si jamais d’autres personnages s’ajoutent, soit la surréaction reste traitée comme un événement normal, ce qui oriente clairement la scène vers l’absurde (il faut encore une fois l’assumer et traiter cela de façon cohérente au sein de la scène de la part de tou·te·s les comédien·ne·s), soit on a une réaction « réaliste » d’un personnage témoin, qui appellera davantage une justification narrative à la scène.

2. Conseils divers pour travailler l’étrange en impro

Je reviens ici aux conseils de base que j’avais listés dans ce précédent article, et en particulier au « commandement » suivant : Le contexte peut être farfelu, les personnages aussi, mais pas les deux en même temps.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, c’est difficile de bien faire de l’étrange en improvisation. Cela demande beaucoup d’écoute, de rigueur et une bonne capacité d’interprétation.

Si on veut intégrer à une scène des éléments extraordinaires ou étranges il faut choisir collectivement une des deux voies suivantes :

  • soit commencer avec des personnages tout à fait normaux, et les plonger dans une situation ou un environnement tout à fait extraordinaire (réunion secrète d’une secte de fanatiques, échange de microfilms avec des espions internationaux, ouverture d’une faille spatio-temporelle, etc…) ;
  • soit au contraire partir d’une situation ou d’un environnement tout à fait ordinaire (couple à la maison, clients dans une boulangerie, pique-nique en famille, dîner entre amis, apéro entre collègues, entretien d’embauche) et y intégrer des personnages tout à fait extraordinaires ou au comportement étrange.

Mais IL NE FAUT PAS FAIRE LES DEUX A LA FOIS ! Car sans repère de normalité, le farfelu ne fait plus contraste, et ne déclenche plus si facilement le rire, le malaise ou la fascination. Il ne produira que de l’indifférence polie. On bascule dans un univers parallèle où tout est possible et donc rien n’est grave ou surprenant.

Il faut toujours garder un pied ancré dans la réalité, pour faire ressentir le décalage. Sinon le public assiste, un peu gêné, à un « trip » sous acide qui a surtout des airs de « pivate joke » et de spectacle de fin d’année.


Voilà j’espère que cet article vous aura intéressé ou appris des choses utiles. N’hésitez pas à apporter votre vision de l’étrange et du malaise en humour ou en improvisation théâtrale dans les commentaires !

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