OUI ET ALORS? Le consentement en Impro (1/4)


Partie 1/4 : Faut-il jeter le “Oui et” avec l’eau du bain ?


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La liberté a-t-elle des limites ? Vaste débat philosophique que je vais abréger ici en adoptant une approche politique, c’est-à-dire en retenant le prisme du droit et des règles de vie en commun, et en recopiant la copie des voisins : la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 a ses défauts. Mais, rendons à César ce qui est à César, son article 4 n’est pas trop mal rédigé. Il nous dit :

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme (sic) n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »

Ces principes valent pour notre société aussi bien que pour la communauté éphémère que nous constituons en atelier ou en spectacle d’improvisation.

Pourtant, la difficulté à mettre en pratique ces fort beaux principes s’identifie dès que l’on repense à la promesse qu’offre l’improvisation théâtrale : « en improtout est possible » ! Peut-on fixer des limites et des règles malgré le motto de liberté absolue et la culture du « lâcher prise » prônée par cette forme d’expression artistique ?

L’impro, une allégorie (2007) oui, je sais, je ressors cette image à tout bout de champ…

En poussant le bouchon un peu plus loin, on pourrait même aller jusqu’à considérer que certains principes de l’improvisation théâtrale portent en germe des risques sérieux de maltraitances. Un pamphlet publié en 2017 dans le Reader de Chicago par le comédien de stand-up Peter John Byrnes et intitulé « Why improv is neither funny nor entertaining » (pourquoi l’impro n’est ni drôle ni divertissante) met – certes avec mauvaise foi – le poing là où ça fait mal. Extrait choisi :

« Improv has as one of its core tenets the notion of “Yes, and . . . ,” which directs young initiates never to say no to anything suggested to them onstage. This makes improv the only art form in which lack of consent is inherent. »

Que je peux traduire par :

« L’un des principes cardinaux de l’impro est le « Oui, et », une notion qui enjoint aux jeunes débutant.e.s à ne jamais refuser ce qui leur est proposé sur scène. Cela fait de l’impro la seule discipline artistique pour laquelle l’absence de consentement est consubstantielle. »

Peter John Byrnes enfonce le clou :

« Since improv sounds like something designed by a sexual predator, it’s perhaps no surprise that predators are both attracted to it and shielded by its institutions. It creates a form of Stockholm syndrome so severe that improv performers can go on to work for Lorne Michaels and still claim to be feminists. »

Ce qui se peut se traduire par :

« Puisque l’impro semble comme sortie de l’esprit d’un prédateur sexuel, on ne sera pas surpris de voir des prédateurs à la fois attirés par la discipline et protégés par ses institutions. Cela génère une forme si prononcée de syndrome de Stockholm que des comédien.ne.s d’impro peuvent se précipiter pour aller travailler avec Lorne Michaels [ndr : créateur du Saturday Night Live, et producteur du Tonight Show, Lorne Michaels a été notamment mis en cause par un témoignage d’un comédien durant la vague metoo] , tout en continuant de s’affirmer féministes ».

L’article est volontairement à charge (il a été publié dans la rubrique « Le pire de Chicago » dédiée à la langue de vipère) et comporte plusieurs exagérations, mais il a le mérite de mettre les sabots dans le plat.

La vague de témoignages sur des cas de harcèlements et d’agressions sexuels au Canada intervenue durant l’été 2020, et qui a conduit à la constitution dans le milieu de l’impro du collectif québécois « Rudesse » (Regroupement contre la violence sexuelle en impro) est venue confirmer l’existence de pratiques problématiques et même inacceptables dans le milieu Outre-Atlantique.

Campagne de sensibilisation au consentement lancée en 2017 au sein de l’Université de Montréal (Sans oui c’est non! (faecum.qc.ca)

Un an plus tôt, en 2019, le Groupe d’improvisation du terril (GIT) de Lille, secoué en interne par des affaires d’agressions sexuelles impliquant l’un de ses joueurs, publiait via le site Caucus une lettre ouverte appelant à la vigilance et à un travail collectif sur le consentement.

Enfin, plus récemment, en 2021, le compte « Paye ton Impro », actif sur Instagram et Facebook, a commencé à recueillir et publier des témoignages anonymes pour faire prendre conscience de comportements et attitudes problématiques et néfastes au sein du milieu de l’improvisation théâtrale francophone.

Alors, l’impro serait-elle pourrie jusqu’à la trogne ? Doit-on bannir le « oui et » ? J’aborde ici un sujet sensible et qui peut appeler des prises de positions très tranchées. Posons-nous donc un peu et réfléchissons-y sérieusement, car le sujet est important, nous parlons ici de la santé mentale et du bien-être de nombreuses personnes, réunies normalement autour des valeurs de bienveillance et du plaisir de jeu. Pour cela, je vais vous proposer une série de quatre articles dédiée à cette problématique, en veillant à vous donner les références qui me semblent utiles pour approfondir encore plus la question.


Les malentendus sur le « oui et »

Avant toute chose, je voudrais faire quelques rappels sur ce fameux principe du « oui et », enseigné dans le cadre de la pratique de l’improvisation théâtrale, et balayer les malentendus dont il peut faire l’objet.

Voici un rappel du concept en vidéo, réalisé par la troupe NEW — la comédie musicale improvisée, qui propose un résumé du principe originel, de son application en atelier et en spectacle et de ses subtilités, avec quelques petites scénettes :

Pour moi, le « oui et » est un principe très simple. Tout part du constat que la scène d’impro se construit à plusieurs voix, de façon concomitante. Tout élément apporté sur scène doit donc prendre en compte les autres éléments apportés précédemment. Et… c’est tout ! Les théoriciens de l’impro, principalement aux Etats-Unis [ cf. Yes, And: How Improvisation Reverses “No, But” Thinking and Improves Creativity and Collaboration — Lessons from The Second City, par Kelly Leonard et Tom Yorton, Harper Business, 2015] mais aussi par exemple en France Nabla Leviste [ cf. Improvisation théâtrale, La fabuleuse science de l’imprévu, L’Harmattan, 2018], développent un concept plus approfondi, lié au partage des rôles et des pouvoirs entre comédien.ne.s dans le cadre d’une scène d’impro (chacun.e devant avoir sa juste part dans la construction de l’histoire), mais pour moi l’essentiel se trouve déjà dans ce principe de cohérence, encore une fois très simple.

Capture d'écran du sketch des chasseurs par la troupe des Inconnus
Différence entre un bon et un mauvais chasseur

Malheureusement, ce principe peut être imparfaitement enseigné et donc assimilé. Distinguons donc le bon « oui et » du mauvais « oui et » :

  • le bon « oui et » : dès que quelque chose est fait ou dit sur scène, cela existe, et doit donc être correctement pris en compte pour la suite de la scène par les autres comédien.ne.s. Le « oui et » n’est pas tant un principe d’acceptation qu’un principe de cohérence avec ce qui a été fait sur scène précédemment, permettant la construction collective d’une narration. Vous allez dire que je pinaille ? La différence est primordiale, car selon cette définition le personnage peut réagir de très nombreuses façons à ce à quoi il se retrouve confronté : enthousiasme, indifférence, indignation, refus, mépris, tristesse, départ de la scène, etc… Tant que lea comédien.ne prend véritablement acte de ce qui vient de se passer sur scène et ne l’ignore ni ne l’annule. Ce principe serait à mon avis mieux compris si on le transcrivait par la formule « oui et donc » ;
  • le mauvais « oui et » : dès que quelque-chose est proposé au personnage, il doit 1) systématiquement l’accepter et 2) surenchérir. Cette approche très systématique, liée au « jeu du oui et » pouvant être pratiqué en atelier, est parfois la seule qui est présentée aux improvisateurices débutant.e.s. Or elle peut se révéler contre-productive. Que les choses soient claires :
    • 1) Le personnage n’est pas obligé de tout accepter. Au contraire, un refus est dans plusieurs cas la réaction la plus cohérente à adopter (cf. supra – même si je suis bien conscient qu’il est utile d’habituer des débutant.e.s à jouer des scènes où tous les personnages sont d’accord, pour lutter contre les réflexes de refus).
    • 2) Il n’est pas nécessaire de chercher à « surenchérir » par la parole ou les gestes, en cherchant « la bonne idée ». Tout constitue un prolongement possible de la proposition de l’autre : ne rien dire, c’est une proposition. S’assoir en silence, c’est une proposition. Quitter la scène, c’est une proposition. Ces propositions resteront justes si elles tirent le fil de ce qui a déjà été présenté sur scène.
    • 3) Du coup, le « et » veut juste dire que la scène se poursuit en cohérence avec ce qui l’a précédé, ce qui laisse une infinité de possibles.
    • 4) De ce fait, enfin et surtout, lea comédien.ne n’est donc pas du tout obligé.e d’accepter tout ce que son ou sa partenaire ou la régie lui suggèrent de faire, a fortiori si ce qui est suggéré lea met mal à l’aise. Chacun.e a ses limites et c’est tout à fait normal. Le principe du respect de la scène ne peut en aucun cas conduire à renoncer au respect de la sensibilité des êtres humains qui cohabitent sur l’espace scénique le temps d’un spectacle.

A ce stade j’ai un peu l’impression d’enfoncer gaiement des portes ouvertes, mais ayant assisté ou participé à des discussions sur le sujet ces dernières années et mois, je me suis rendu compte que ces mises aux points restent utiles, et de ce fait indispensables.

Et pour celleux qui s’interrogent encore, rien de mieux qu’une petite dose supplémentaire de Jean-Pierre Raffarin, expert national es « oui mais » :


Conclusion

Je pense que tout cela démontre succinctement que non — et heureusement ! — l’absence de consentement n’est pas du tout consubstantielle à la pratique de l’improvisation théâtrale. 

Ouf ! 

Bon par contre cela ne veut pas du tout dire qu’il n’y a aucune raison de se préoccuper de cette question. En effet les risques de maltraitance sont bien réels et doivent être compris, appréhendés et pris en charge… Je vous en parle dans la prochaine partie.


Références pour aller plus loin :

Articles de presse:

Sites internet / pages de réseaux sociaux:

Blogs et posts:

Ouvrages:

  • Improvise Freely : Throw away the rulebook and unleash your creativity, Patti Stiles, chapitres 1 & 2, Big Toast Entertainment, 2021, ISBN: 0645176508.
  • Yes, And: How Improvisation Reverses “No, But” Thinking and Improves Creativity and Collaboration — Lessons from The Second City, Kelly Leonard et Tom Yorton, Harper Business, 2015, ISBN: 9780062248541.
  • Improvisation théâtrale, La fabuleuse science de l’imprévu, Nabla Leviste, éditions L’Harmattan, 2018, ISBN : 9782343140704.

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