OUI ET ALORS? Le consentement en Impro (2/4)

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Partie 2 : comprendre les mécanismes de maltraitance en improvisation

Cet article ne développera pas de la question des maltraitances exercées envers les arbitres de match d’impro.

Jusqu’où peut-on se mettre dans la merde?

Dans l’article précédent, nous avons vu que la pratique de l’improvisation théâtrale n’entrainait pas nécessairement une mise entre parenthèses du consentement des personnes qui la pratiquent. Pour autant nous ne sommes pas du tout sortis de l’auberge, loin de là. Les situations « pièges », pouvant mettre en cause le consentement des comédien.ne.s, sont en effet nombreuses.

L’improvisation est un art ludique, en vertu duquel les comédien.ne.s passent leur temps à se taquiner, se tendre des pièges. Le public vient voir des personnes se mettre en danger, et le grand plaisir qu’un.e comédien.ne peut tirer de la pratique de l’improvisation réside dans l’art, souvent jubilatoire, de se mettre (mutuellement) dans la merde.

Quand je joue dans un spectacle d’improvisation comique, ce que je préfère c’est quand mes partenaires me donnent des défis, ou, s’ils sont trop polis, quand je saute moi-même à pieds-joints dans le vide. Les exemples peuvent être nombreux : « chante-nous encore la ballade mexicaine que tu sais si bien interpréter », « Mesdames et messieurs, Walter Kickbottom que voici va vous faire la démonstration de ses talents de maître des arts martiaux », « Ah ! Bonjour professeur ! Voici le micro. Vous allez pouvoir nous expliquer en quoi la théorie existentialiste est un obstacle ontologique au progrès social, à partir d’exemples choisis de films de la nouvelle vague hongroise » etc etc. Bref, on s’amuse à se mettre en difficulté, à faire se demander aux spectateurs « mais comment diable vont-ils s’en sortir » ?

Par définition, tous ces petits et grands défis que l’on se lance sur scène ne peuvent être anticipés : tout le sel de l’improvisation réside dans la surprise partagée entre les spectateurices et les comédien.ne.s.

Un risque de déstabilisation est donc en puissance toujours présent, d’autant que ce qui peut mettre mal à l’aise ou traumatiser quelqu’un.e est totalement contingent : cela dépend des personnes et cela dépend des circonstances.


L’impro face aux “fragiles”

On pourrait alors se contenter de conclure que « l’impro, ce n’est pas pour les fragiles », mais ce serait bien trop simpliste, surtout quand on connaît le problème structurel que connaît le milieu de l’improvisation théâtrale en terme de diversité sociale et d’inclusion. 

Les personnes minorisées sont très peu présentes dans ce milieu, a fortiori au niveau professionnel. Pour prendre un exemple, les improvisatrices femmes abandonnent beaucoup plus et beaucoup plus vite la pratique de l’impro que les pratiquants masculins. Il y a des explications à cela, qui concernent en vérité tous les domaines d’activité : inégalités de genre dans l’accès au temps de loisirs, culture masculine de la performance favorisant l’aisance dans les activités de représentation, prévalence des violences et des attitudes de domination sexistes dans toutes les sphères de la société… Nous retrouvons en impro des situations plus ou moins conscientisées de domination, et les risques d’abus de pouvoir qui vont avec. Les témoignages recensés sur « Paye ton impro » en constituent des illustrations glaçantes.

J’ai cité en exemple la sous-représentation chronique des femmes dans le milieu de l’improvisation (une situation qui heureusement évolue, il me semble constater que les jeunes recrues se sont considérablement féminisées, même si je ne dispose pas de statistiques permettant de confirmer cette tendance) mais l’on peut aboutir à un constat comparable s’agissant d’autres critères de domination structurelle, que ce soit en matière de niveau d’éducation, de revenu, d’appartenance ethnique, d’orientation sexuelle : les personnes minorisées sont moins présentes et restent moins longtemps dans les collectifs d’improvisation.

Fig.2 : on vit dans une sociétéééééé

Le milieu de l’impro — même si ce n’est pas le seul — souffre ainsi cruellement d’un manque de diversité sociale, et rassemble principalement, en France tout du moins, des hommes blancs cis-genre hétéros urbains valides et diplômés. Tout ce qui peut améliorer l’inclusivité de cette communauté ne pourra que la rendre plus riche et plus utile pour notre société. Cela nécessite (entre autres) de limiter au maximum les risques de maltraitance.


La maltraitance en impro, ce n’est pas que de la théorie

On peut être confronté à des situations de maltraitance en impro de manière assez régulière, en atelier, en spectacle ou dans les moments partagés en collectifs d’improvisation. Cette maltraitance peut prendre des formes diverses et revêtir des degrés de gravité très variables, et donc souvent passer complètement inaperçue.

Oui, j’ai bien parlé de maltraitance ! Pour éviter tout malentendu, définissons bien les choses. Ce terme de « maltraitance » peut paraître fort, mais je trouve qu’il a le mérite d’être explicite et de pousser à la réflexion. Pour moi, ce terme ne décrit pas une intention systématiquement malveillante. Il décrit une situation dans le cadre de laquelle une personne vit une mauvaise expérience à cause de son interaction avec une autre personne, quelle que soit l’intention de départ de la personne à l’origine de cette mauvaise expérience, ou la gravité de cette dernière. Cette définition n’est pas moins ni davantage subjective que l’acception plus classique (violence exercée sciemment par une personne sur une autre). Le fait de ne pas se focaliser sur l’intention de la personne maltraitante nous rapproche d’une analyse objective. En revanche, on regagne en subjectivité en se basant sur le ressenti de la personne qui en est l’objet. Pour prendre un exemple extrême, une personne paranoïaque se trouvera de façon systématique en situation de maltraitance car elle souffrira de toutes ses interactions sociales. Cependant, comme nous allons traiter de situations qui s’inscrivent souvent (pas toujours) dans un cadre de domination et de rapports de pouvoir, il me semble plus juste de me baser sur la subjectivité de la personne qui reçoit plutôt que sur celle de la personne qui exerce.

Ces précisions étant faites, soyons clairs : la maltraitance en impro n’est pas un phénomène isolé. Vous pouvez consulter le compte « Paye ton impro » pour avoir un aperçu des cas les plus graves et les plus révoltants. Mais il ne faut pas non plus négliger les signaux faibles, les situations de malaise qui peuvent passer pour anecdotiques mais qui par accumulation peuvent conduire quelqu’un.e à finir dégoûté.e de l’impro.

Pour cet article, j’ai choisi de vous retranscrire plusieurs expériences que j’ai personnellement vécues, ce qui me permet 1) d’illustrer cette palette de situations qui est en réalité assez large, et 2) de mener une analyse un peu plus fine que ce dont je me serais permis avec des témoignages extérieurs.

Quelques situations où les limites de mon consentement ont été approchées voire dépassées

2015, salle de conférence Dussane, à l’ENS, lors d’un match d’improvisation réunissant mon équipe et une autre troupe parisienne. Scène mixte. Deux personnages sur scène, dans un contexte militaire, plateforme opposant les deux soldats dans un contexte de conflit armé. Je choisis de jouer –plus ou moins subtilement — la tension sexuelle qui monte entre les deux personnages. Mon partenaire sur scène repère rapidement la manœuvre narrative, et m’emboîte le pas. Nos visages sont à quelques millimètres de distance, peu avant la fin de la scène. Le baiser tant attendu arrive. Si ce n’est que mon partenaire de scène me roule littéralement un gros palot, au lieu d’user d’un artifice de perspective. La scène se termine, le public est ravi, nous regagnons les côtés de la scène, après une accolade. J’essuie la bave qui me reste sur le visage. Le match se poursuit avec quelques autres scènes que j’ai depuis oubliées, comme l’écrasante majorité de ce que je fais sur scène. Pour moi ce phénomène d’oubli est normal, car quand je monte sur scène, je me mets dans un état de « transe », comme Keith Johnstone a pu le théoriser dans son ouvrage Impro. Je me mets dans un autre état de conscience, basculant pleinement dans l’incarnation du personnage. La personne que je suis au quotidien a ensuite assez de mal à se souvenir de ce qui s’est passé sur scène, tout simplement parce que cette personne était en « état de veille », pendant la phase de transe. Nabla Leviste précise dans son livre La fabuleuse science de l’Imprévu que les improvisateurices mobilisent au moins trois « facettes » différentes : 1) la personne qu’iels sont dans la vie de tous les jours et en dehors de scène, 2) lea comédien.ne qu’iels sont pendant les spectacles, et 3) le personnage qu’iels incarnent pendant les scènes. Normalement, pendant un spectacle, seules les facettes « comédien.ne » et « personnage » sont mobilisées. Il y a risque de maltraitance lorsque l’interaction avec les autres participant.e.s au spectacle nous fait brutalement revenir à notre facette « personne ». En l’occurrence, ce baiser baveux m’a fait « décrocher », et redevenir le gars de tous les jours qui s’est demandé pendant quelques secondes ce qui pouvait bien lui arriver. Après, cela n’a pas été la fin du monde. J’ai pu continuer le spectacle, boire des coups à l’after, continuer ma vie sans traumatisme particulier. Toujours est-il que le souvenir est resté, attestant de ce moment de « décrochage ».

2017, local associatif du 18e arrondissement, lors d’un atelier du soir donné par un formateur pour la ligue au sein de laquelle je m’entraîne. Nous sommes dans une phase entre deux exercices, et le formateur explique quelques principes avant de reprendre les scènes. Lors de son explication, il indique une situation où un personnage est giflé, et à cette occasion, sans aucune annonce, me flanque une gifle à la gueule, avant de poursuivre sa démonstration. Je ne l’avais absolument pas vu venir. C’était une gifle « moyenne », qui ne m’a laissé aucune trace ni douleur physique intense. Toujours est-il que je me suis retrouvé comme un con, à me tenir la joue et à me demander si ce qui venait de m’arriver venait bien de se produire. Sur le moment, je n’ai absolument rien dit. Je suis retourné à ma place, j’ai suivi le reste du cours, malgré moi un peu « refroidi » et resté en retrait. Je n’ai fait aucune remarque par la suite, et j’ai possiblement pris un verre à l’after, comme si de rien n’était. Je n’ai pas souffert physiquement, je n’en ai pas eu des cauchemars ni eu envie d’arrêter les cours. Il n’en reste pas moins que j’ai gardé une certaine gêne vis-à-vis de ce formateur, que je revois de temps à autres mais avec qui je n’arrive pas à être vraiment à l’aise, alors que je sais que pour beaucoup de mes ami.e.s c’est quelqu’un de super et d’agréable. Je ne crois pas qu’il ait fait ce geste de manière délibérée, et je suppose qu’il n’a pas eu conscience de franchir une quelconque limite. Mais, à mon avis, il y a des limites qu’un.e formateurice ne doit pas franchir, a fortiori parce qu’iel est formateurice, et occupe donc une position de pouvoir durant les séances d’atelier.

2018, grande salle de spectacles, lors d’un match « international » avec une équipe francophone étrangère, salle comble, ambiance au top. Nous sommes au milieu d’une scène “mixte”, mon personnage est en train de faire un aparté. C’est alors qu’une partenaire de mon équipe s’approche de moi et me flanque une bonne gifle. Je reste interdit un quart de seconde, puis reprend quasi immédiatement le contrôle de la scène, faisant jouer à mon personnage la surprise puis des pleurs. Ce geste était narrativement tout à fait bienvenu, ma partenaire jouait la mère de mon personnage et introduisait par ce geste un beau changement de dynamique dans la scène, mon personnage apparaissant initialement comme satisfait et légèrement imbu de lui-même. La scène s’est bien déroulée, et c’était personnellement le meilleur souvenir de cette soirée. Toujours est-il qu’une limite a été franchie, une personne a frappé une autre personne sur scène, sans que le dispositif du spectacle ne permette d’anticiper la chose. Il y a eu un « décrochage », me faisant revenir une microseconde à ma facette « personne ». Dans ce cas précis, il n’y a eu aucune véritable gêne entre nous parce que 1) nous nous connaissons bien et avons l’habitude de jouer ensemble 2) ma partenaire a eu immédiatement le réflexe, juste après la fin de scène, de me demander si j’allais bien et de s’excuser du geste un peu borderline 3) j’ai suffisamment de bouteille pour prendre du recul sur ce genre de petit incident. Si un de ces trois paramètres avait été différent, je pense que j’aurais vécu la chose très différemment. Par exemple si la gifle était venue d’un-e membre de l’équipe adverse, j’aurais été davantage déstabilisé et mal à l’aise…

Que conclure de ces quelques illustrations (Mis à part que j’ai manifestement une tête à claques)? Pour moi, il n’est pas nécessaire qu’il y ait un événement traumatique pour que la situation constitue un potentiel cas de maltraitance. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait des cris, des pleurs, du drama, pour considérer qu’une limite a été franchie. Ces limites peuvent être franchies de manière beaucoup plus discrète et avoir des impacts également beaucoup plus diffus pour les personnes qui y sont exposées. 

Encore une fois, je n’en veux à aucune des personnes impliquées dans les anecdotes racontées ici. Je n’en suis pas resté traumatisé ni dégoûté de l’impro. Toujours est-il que quand je me suis posé et que j’ai réfléchi au sujet, je n’ai pas eu trop de difficulté à me rappeler ces quelques exemples (alors que globalement encore une fois je ne me rappelle d’aucune de mes impros et d’aucune de mes séances d’ateliers). Ces situations m’avaient donc manifestement suffisamment marqué pour rester dans ma mémoire. Or il se trouve que j’ai un profil qui me protège plutôt bien des dommages potentiellement occasionnés par ces situations : homme blanc, cis-genre, d’une vie sociale et sentimentale équilibrée, CSP+, situation professionnelle confortable, avec plusieurs années d’impro et de scène derrière-moi. Le profil idéal pour 1) être déjà à la base plutôt préservé des actes de maltraitance et 2) être plutôt bien armé pour prendre du recul dans ce genre de situation. Qu’en aurait-il été si j’avais été plus jeune, d’un autre genre, d’un profil social plus « vulnérable » ?… Je n’en sais intimement rien, mais je redoute la réponse.

Un exemple de maltraitance que j’ai exercée

2017, sous-sol de l’improvi’bar, à Paris, lors d’un spectacle de cabaret organisé avec mes camarades de la troupe des Intermédiaires (connaissez-vous le SHITFORM?). Nous nous connaissons suffisamment bien pour nous permettre d’improviser le pitch et le format de nos spectacles le soir même. Cette fois-ci, nous avions opté pour un système de « MC tournant », chacun.e prenant le relais afin de proposer à ses camarades une série d’exercices ou de contextes de scènes. Je choisis alors de faire improviser à trois de mes ami.e.s une histoire racontée à tour de rôle « à la manière de ». Iels sont alignés devant la scène, et je « zappe » à volonté entre chacun.e des participant.e.s, lesquel.le.s ont pour consigne de raconter la même histoire, mais chacun.e selon un style bien précis. A l’une, j’attribue le style « roman policier », à l’autre, j’attribue le style « heroic fantasy », au dernier, j’attribue la catégorie « encyclopédie Universalis ». Ce dernier proteste un peu et demande une autre catégorie. Je le rassure gentiment et lui confirme la catégorie qui lui est imposée. Dans mon esprit nous étions là dans un petit effet de mise en scène utile les spectacles de cabaret : les comédien.ne.s réagissent aux contraintes pour en souligner le caractère difficile, afin d’impliquer le public dans le spectacle : ce dernier a bien le sentiment d’assister à un challenge épique, et suit avec passion le déroulé de la scène. Sauf qu’en l’occurrence, je m’étais trompé. Ce n’était pas le comédien qui jouait le challenge, c’était mon ami qui était réellement mal à l’aise avec la contrainte. La scène a ensuite été pénible pour lui, il a hésité et décroché. J’ai terminé l’histoire avec les autres participants puis suis allé voir comment il se sentait. Il avait mal vécu l’exercice et est plutôt resté en retrait pendant le reste du spectacle.

Malgré mon absence de malveillance, j’ai fait preuve ce soir-là de maltraitance. Je n’avais pas suffisamment prêté attention aux signaux que m’avait envoyé mon partenaire, et je suis resté campé dans mon schéma initial de jeu, principalement parce que je ne pouvais pas imaginer que cette contrainte pouvait mettre mon partenaire mal à l’aise. J’étais resté sur mon point de vue fondamentalement subjectif — j’aurais vraiment adoré qu’on me donne cette contrainte et je me serais bien amusé avec — ce qui m’avait totalement coupé de la réalité très simple, que chacun peut percevoir et vivre les directions d’impro de manière personnelle et unique. Faute d’écoute !… Cette anecdote permet de souligner un fait simple mais fondamental : le travail sur l’écoute en impro ne répond pas qu’à un enjeu artistique, mais aussi et avant tout à un enjeu humain.

La partie immergée de l’iceberg : tout ce que l’on n’a pas perçu

Maintenant, une pensée un peu vertigineuse : si, lors de cette soirée, je me suis rendu compte de la maltraitance que j’ai exercée, j’ai nécessairement exercé d’autres maltraitances, tout au long de mon parcours d’impro, sans pour autant m’en être rendu compte…

Il est même possible que ces cas de maltraitance aient été nombreux, malgré ma volonté de bien traiter mes partenaires sur scène et en atelier. Une partie immergée de l’Iceberg qu’il est très difficile d’observer, d’objectiver sans aide extérieure, et si les victimes de ces situations ne sont pas mises en possibilité de verbaliser leur ressenti, ce qui est très majoritairement le cas.

Cet Iceberg, il faut le faire fondre, pour l’épanouissement de tous et toutes. Il est très difficile de lutter contre des mécanismes d’oppression si nous ne les identifions pas correctement. L’oppression la plus difficile à déjouer est celle qui s’ignore.

Fig. 3: un iceberg.

Dans cette perspective, la prochaine partie s’attachera à définir correctement la notion de consentement, et à analyser les problématiques concrètes qu’elle soulève dans le fonctionnement d’une troupe d’impro. 

En effet, les choses peuvent s’avérer beaucoup plus complexes que ce que la seule définition du concept peut laisser entendre.


Références pour aller plus loin:

  • Paye Ton Impro | Facebook
  • Improvisation théâtrale, La fabuleuse science de l’imprévu, Nabla Leviste, éditions L’Harmattan, 2018, ISBN : 9782343140704.

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