OUI ET ALORS? Le consentement en Impro (4/4)

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Partie 4 : Prenons soin les un.e.s des autres — une boîte à outils


1 – Quelques principes pédagogiques pour établir un cadre épanouissant pour les pratiquant.e.s de l’impro


Le théâtre, et l’improvisation ne fait pas exception, bien au contraire, est une activité de nature thérapeutique au sens étymologique et premier du terme : il s’agit de prendre soin les un.es des autres. Avec le théâtre, la société s’organise pour prendre soin d’elle-même, grâce au divertissement, à la catharsis, à l’éducation populaire.

Il pourrait sembler contradictoire que la pratique du théâtre d’improvisation ne favorise pas également cette approche thérapeutique pour ses partiquant.es.

A cet égard, trois principes doivent à mon sens être gardés à l’esprit quand on pratique l’improvisation :

1.1 – Pour une pédagogie de l’empowerment

Quand on fait de l’impro, on est là pour jouer, c’est-à-dire pour se faire plaisir, pour s’exprimer, et pour s’épanouir. Il ne faut jamais perdre de vue cette motivation originelle. 

La pédagogie en impro peut nous inciter à « bien faire » en se focalisant sur l’autre, en mettant l’autre en valeur, en veillant à pratiquer du « oui et », en faisant la chasse aux annulations, aux refus de jeu, etc… Tous ces principes sont très utiles à travailler mais ne sont que des moyens pour atteindre le vrai but : s’amuser ensemble et harmonieusement sur scène.

Mick Napier en particulier, met en avant l’importance de prendre soin de soi avant de de se préoccuper de prendre soin des autres. Il recommande, avant toute chose, de se mettre en situation d’avoir un personnage qui existe sur scène et qui nous met à l’aise. Une fois à l’aise, l’interaction avec le ou les autres personnages en sera grandement facilitée et d’autant plus naturelle. Cette approche est développée dans son ouvrage « Scene from the inside out » dont je recommande la lecture aux anglophones (il est non traduit en français).

Keith Johnstone a développé le concept de « mischief », qu’il estime indispensable pour assurer le succès des spectacles qui reposent sur un décorum à contraintes, comme le match, le theatresport ou le maestro. Le « mischief », c’est l’art d’être espiègle et taquin, de jouer avec les règles et les contraintes, de s’amuser à briser les interdits posés par l’autorité. Johnstone autorise et même encourage les comédien-ne.s à jouer avec l’autorité, pour atteindre le but premier du spectacle d’impro, qui est, je le rappelle, de s’amuser ensemble. Il s’agit donc « de se comporter comme un enfant mal élevé, qui ne respecte pas les règles, qu’on a envie de réprimander, mais dont le sourire aux lèvres fait qu’il reste malgré tout adorable » (j’emprunte cette synthèse à Ian Parizot dans un de ses anciens articles écrits pour le blog Le Caucus). 

Keith Johnstone encourage également les improvisateurices à ne pas hésiter à écarter les propositions du public qui ne les inspirent pas ou les mettent mal à l’aise. Il précise dans son ouvrage « Impro for Storytellers » (malheureusement encore non traduit en français) que certaines personnes du public peuvent être « mal intentionnées » : elles peuvent chercher exclusivement à donner des situations humiliantes aux personnes sur scène, pour rire à leur dépens. C’est un exemple intéressant, car il rappelle que la maltraitance peut aussi venir du public. Dans ces cas, Keith Johnstone recommande clairement d’écarter les suggestions manifestement mal intentionnées ou humiliantes, même si souvent elles sont accueillies par les rires des autres membres du public. Il rappelle qu’il est dans l’intérêt de tous de sélectionner les propositions les plus inspirantes.

Dans le même ouvrage, Keith Johnstone détaille des jeux basés sur le « Oui » en improvisation, dont le fameux exercice du « Oui et ». Ce passage du livre est très éclairant parce qu’il montre clairement que chez Johnstone les jeux d’impro autour du « Oui » ont pour principal objectif d’apprendre aux improvisateurices à refuser les suggestions qui ne les inspirent pas.

Pour résumer, improviser, c’est faire tout ce que l’on veut, et donc c’est ne pas faire ce que l’on ne veut pas, ce que personne ne peut nous reprocher : ni le public, ni les animateur.ice.s de spectacle, ni nos partenaires de scène. Comme rappelé en début de ce cycle d’articles, le principe du « oui et » n’est qu’un principe de cohérence, il laisse la pleine initiative aux comédien.ne.s d’accepter ou de refuser des situations ou des injonctions faites à leur personnage. L’anecdote du « proctologue » racontée par Mark Jane dans le podcast « Le Catering » est à ce titre parfaitement éclairante : lors d’une représentation du spectacle « Bio » de la compagnie les « Eux », Jeanne Chartier avait commencé une scène étendue sur une table. Son partenaire Mark Jane commence à mimer un médecin enfilant des gants de plastique, et annonce qu’il va débuter un examen proctologique. Jeanne s’est alors levée, regagnant provisoirement sa facette « comédienne », a lâché un « nope ! » et est sortie de scène, laissant Mark seul. L’événement a pu déstabiliser un temps son partenaire, mais n’a pas pour autant nui au spectacle. Cela a offert un petit épisode de « mischief » que le public a apprécié, tout en laissant la liberté à la comédienne de jouer ce qu’elle voulait.

Cette liberté de ne pas faire ce que l’on ne veut pas faire existe bel et bien quelle que soit l’occasion, mais elle demande un minimum de maturité et de confiance en soi : elle s’acquiert par l’expérience gagnée en spectacles et en ateliers, en supposant que l’on y développe les réflexes adéquats.

Cette confiance est encore plus difficile à acquérir quand on appartient à un groupe minorisé. Il est possible de prendre une idée des enjeux en consultant par exemple UNE charte, rédigée par Odile Cantero et Christelle Delbrouck, et consacrée au positionnement des improvisatrice.x.s. Les intitulés des articles 4 et 5 sont assez parlants: « ne te sens pas obligée d’être « jolie » (…) ton avis compte, même si tu l’exprimes différemment ». Certains profils d’improvisateur.ice.s ne bénéficient pas des environnements de départ les plus bienveillants qui soient.

Il est donc essentiel d’offrir aux personnes qui découvrent l’impro un environnement sécure et bienveillant, qui leur permette de s’épanouir en pleine confiance en soi.

1.2 – Pour une pédagogie du « care »

Une fois que nous nous sommes bien assurés d’être libres et sans complexe, nous pouvons pleinement déployer notre bienveillance sur scène, pour, encore une fois, atteindre l’objectif de s’amuser ensemble.

Il existe une série de principes d’impro qui ont à la fois un intérêt artistique et un intérêt humain (et dans le spectacle vivant, ces enjeux sont indissociables).

Tous ces principes tournent autour de la maxime « Make your partner look good » (fais briller ton/ta partenaire). Une maxime qui incite à écouter ce qui se déroule dans la scène, respecter les personnages, donner de l’importance aux propositions de ses partenaires… Cela garantit une narration cohérente et qui donne de la place aux différents personnages. A cela s’ajoute le principe de donner à son ou sa partenaire ce qu’iel a envie : faire monter les enjeux qu’iel vient de présenter, lui présenter un défi scénique qui lea mettra dans une situation « périlleuse » face au public et emportera les applaudissements, etc… Ces principes sont assez répandus et connus aussi je ne m’y attarderai pas. On peut retenir que tout cela incite à faire son/sa partenaire se sentir bien (« Make your partner feel good »).

Cela me donne l’occasion de repasser le relai à Keith Johnstone, qui indique comment évaluer une prestation d’impro (« Evaluating the Work ») 

« Your work is good if your partner enjoyed working with you ! (…) Keep checking up on your partners to make sure they’re having a good time. Think of it this way : if you’re good but no one wants to work with you, I doubt you’ll improve ; but if your work is inept and yet everyone wants you as their partner, you’ll soon be one of the very best. (…) The scene should have been a disaster, but you gave your partner such a good time that we enjoyed watching you. (…) We’re not going to praise you unless your partner is good. »

(« Ton jeu est bon si ton ou ta partenaire a aimé jouer avec toi ! (…) Reste attentif à ton/ta partenaire pour s’assurer qu’iel passe un bon moment. Réfléchis à cela : si tu es bon mais que personne ne veut jouer avec toi, je pense que tu vas stagner. Mais si ton jeu est faible et que pourtant tout le monde te veut comme partenaire, tu seras rapidement parmi les meilleurs. (…) La scène aurait dû être un désastre, mais tu as tellement amusé ton partenaire que nous avons adoré vous regarder. (…) On ne t’encensera pas tant que ton partenaire ne sera pas bon. »)

Ces principes peuvent se décliner dans une série de règles que votre troupe peut établir par convention. Par exemple, la règle du « 80-20 » : en tant que personnage, je fais 80 % du chemin (par exemple s’approcher pour embrasser l’autre personnage), et je laisse toujours l’autre faire les 20 % restants (embrasser ou non).

1.3 — Pour une pédagogie qui garantit un « environnement géré »

Stephen Davidson est un improvisateur qui a particulièrement réfléchi à la question du genre en impro et à la façon d’appréhender l’intimité dans la pratique de l’improvisation. Dans un de ses articles, il développe la notion de « held space », que l’on peut traduire par « environnement géré ».

Cette notion est assez simple à appréhender : les activités d’improvisation se déroulent sous la responsabilité d’encadrant.e.s : formateur.ice.s ou MC en particulier. Ces personnes ont une responsabilité pédagogique et artistique bien sûr, mais ont également la responsabilité de garantir aux participant.e.s la mise en place d’un environnement où iels peuvent se sentir en confiance et en sécurité. Il faut à la fois garantir un climat de détente et de créativité et faire sentir aux participant.e.s que l’encadrant.e sera toujours là pour intervenir si des limites sont franchies.

« We need to feel safe enough to be creative, and free enough to fail. »

« Nous avons besoin de nous sentir suffisamment en sécurité pour être créatifs, et suffisamment libres pour pouvoir échouer »

Comment se définit plus précisément « un environnement géré » ?

« A held space is one that feels safe. There’s no guarantee that you’ll never be harmed, but there is a guarantee that there is someone there with you who will do and say what needs to be done or said. There’s the feeling that there’s an adult in the room. »

« Un environnement géré est un environnement qui est perçu comme sûr. Vous n’aurez pas la garantie de ne pas vous blesser, mais en revanche vous aurez la garantie d’avoir à vos côtés quelqu’un.e qui saura dire et faire ce qui est nécessaire. Vous devez avoir le sentiment qu’il y a un.e adulte dans la pièce. »

Ce rôle « d’adulte dans la pièce » peut s’observer très clairement si vous avez l’occasion de participer à un atelier de « trance mask ». Dans cette discipline assez particulière, les participant.e.s revêtent un masque et se transforment en des personnages profondément spontanés et imprévisibles. Lea formateur.ice sert alors de guide aux masques, pour les stimuler, les calmer ou les orienter, et sert également à faire interrompre des scènes en demandant de retirer son masque (pour faire souffler un.e participant.e, ou éviter que le comportement d’un personnage ne blesse aucun.e participant.e). Lea formateur.ice remplit donc bien plusieurs rôles également importants : stimuler la créativité et encadrer les manifestations de cette créativité pour éviter tout incident malencontreux.


2 – Quelques pistes pratiques : une boîte à outils


2.1 – Expliciter les règles du jeu

Formaliser le contrat social : les chartes et les codes de conduite 

Plusieurs troupes ou organisateur.ice.s d’ateliers ont décidé d’écrire une série de règles, des limites à observer, afin d’expliciter le « contrat social » que prévoient de respecter les participant.e.s aux ateliers et aux spectacles.

Ces règles peuvent faire l’objet d’une délibération au sein de la troupe, ou de l’association qui organise l’activité collective. Elles peuvent faire l’objet d’une réflexion collective en amont, d’une adoption par l’instance délibérante, d’un partage et d’un affichage au sein des espaces d’échange du groupe (charte affichée dans les locaux de répétition, accessible sur le site internet, épinglée sur le groupe de discussion en ligne, etc).

Ces règles peuvent être révisées et améliorées par la communauté, au fil des expériences, des réflexions et des questions que peuvent se poser les membres de la troupe.

Les exemples les plus répandus de formalisation de règles de bonne conduites se trouvent dans les groupes de danse, et notamment au sein de la communauté de danse contact improvisation. Cela s’explique assez logiquement, étant donné l’intimité physique qu’implique cette activité et le caractère imprévisible de la danse contact. Il était important pour ces groupes de pouvoir établir un environnement accueillant et sécurisé pour les différent.e.s pratiquant.e.s. 

Plusieurs troupes d’improvisation théâtrale anglo-saxonnes ont également établi des codes de conduite qu’elles ont mises à disposition sur internet. Vous trouverez une liste détaillée en fin d’article (plusieurs dizaines d’exemples sont consultables !).

Le monde de l’improvisation francophone semble avoir mis en place ce type de chartes beaucoup plus récemment, et de manière encore très limitée. Le collectif Rudesse, créé en 2020 lors d’une vague de témoignages d’agressions au Canada et au Québec, a rédigé un modèle de charte anti-harcèlement, qu’il est possible de télécharger ici. Ce modèle a notamment été repris par la troupe montréalaise La Rocambolesque (sa politique anti-harcèlement peut être consultée ici). En France, la Ligue d’improvisation de Paris a adapté ce modèle, notamment en reprenant des termes et références juridiques plus adaptés au contexte français, et instauré sa propre charte à compter de la saison 2020–2021 puis l’a reconduite pour la saison 2021–2022. La ligue n’a pas publié cette charte sur son site internet, le document ayant principalement un usage interne. Ayant participé à sa création, et estimant qu’il est utile de pouvoir partager un tel modèle, vous pouvez en consulter une version via ce lien. Le collectif grand i théâtre à Toulouse a à son tour adapté ce modèle et le fait signer à l’ensemble de ses membres. En Belgique, la Fédération belge d’improvisation amateur (FBIA) a entamé une réflexion pour décliner des outils de ce type mais je ne sais pas si une telle charte a effectivement été mise en place. Il y a sans doute d’autres initiatives francophones mais je n’en ai pas entendu parler.

Enfin, dans le cadre de la préparation de cet article, j’en ai profité pour établir un modèle de charte du vivre ensemble francophone reprenant les principaux items et bonnes pratiques identifiés dans les documents disponibles à la consultation. N’hésitez pas à vous en servir si vous voulez utiliser un document de ce type dans votre organisation d’impro !

Que contient une charte ou un code de conduite?

Ce document peut comprendre tout ou partie des éléments suivants:

  • 1) La proclamation des valeurs promues par la troupe: cela permet d’établir clairement l’esprit recherché par le collectif, et le cas échéant dissuader des potentiels prédateurs d’intégrer le groupe. Les codes de conduite mettent souvent en avant les notions de respect de la dignité humaine, d’écoute, de solidarité, d’inclusivité, de responsabilité sociale. Les codes de conduite affichent souvent leur volonté d’éviter toute manifestation d’humour oppressif (raciste, sexiste homophobe, transphobe, validiste, etc). Chaque troupe est bien sûr libre de choisir les valeurs qu’elle entend mettre en avant. Je conseillerais de choisir une liste courte et claire de principes (pas plus de 3 ou 4 pour éviter de diluer dans une liste vite oubliée).
Extrait de la charte des valeurs de la troupe “Le bruit qui court” de Marseille (cf. notre-charte-LBQC-2021-modif.pdf (lebruitquicourt-impro.com))
  • 2) Une “déclaration des droits” des membres et collaborateurices de la troupe : je n’ai pas vu cette section dans beaucoup de chartes, mais je la trouve extrêmement importante symboliquement : elle sert à dire clairement à tous les membres de la troupe qu’il est normal et légitime de refuser des suggestions qui les mettent mal à l’aise, d’exprimer les limites que l’on veut voir respectées dans le cadre de l’activité, et qu’il n’est pas normal de se sentir mal en atelier et en spectacle: il s’agit de renverser le sentiment de culpabilité, et de dire aux potentielles victimes de prédateurs que leur ressenti est VALIDE. La troupe LIP (Lancaster Improv Players) a inclut ceci dans son code de conduite (cf. capture d’écran infra).
Extrait du code de conduite de LIP (Lancaster Improv Players), et plus particulièrement la section consacrée à la déclaration des droits (cf. www.lancasterimprovplayers.org)
  • 3) La définition des pratiques que la troupe entend prévenir et le cas échéant sanctionner : il s’agit d’expliciter et définir clairement ce que la troupe désigne comme situations de maltraitance, de discrimination ou de harcèlement, le cas échéant en se référant aux dispositions pénale en vigueur dans son pays/son état.
Extrait du code de conduite du Hideout Theatre à Austin, cf. Hideout Theatre Code of Conduct — 2–22–2018
  • 4) Une liste de comportements ou actions spécifiquement et explicitement interdits : la charte peut clairement proscrire les insultes, l’exercice de violence physique, la dégradation de matériel, la consommation d’alcool ou de drogue en atelier ou pendant les spectacles, les propos discriminatoires ou sexistes, etc. Elle peut également définir des pratiques qui sont acceptées à condition de les inscrire dans le cadre d’un travail collectif sur le respect des envies et limites de chacun.e, comme dans l’extrait présenté ci-dessous :
Extrait du code de conduite de Hoopla Improv, rubrique spécifiquement dédiée aux “limites sexuelles” (il existe plusieurs autres rubriques thématiques). Cf. Code of Conduct for Performers | Hoopla (hooplaimpro.com)
Extrait du code de conduite de la troupe “Mad Crowford”, dédié à la prohibition de l’usage des drogues et de l’alcool (cf. Code of Conduct — Mad Cowford Improv)
  • 4) La description des mécanismes mis en place par la troupe pour traiter les cas de maltraitance pouvant subvenir en son sein : la charte doit définir très clairement comment sont traités les témoignages, les litiges, et comment sont définies les éventuelles sanctions.
Extrait du code de conduite du WIT (Washington Improv Theater)
  • 5) La désignation de référents chargés de recueillir de manière anonyme les témoignages et/ou d’animer les réflexions de la troupe sur les valeurs susmentionnées et sur l’amélioration de l’inclusivité.
Extrait du code de conduite de la troupe Hoopla à Londres

Ces codes de conduite ne relèvent pas exclusivement des compagnies de théâtre, troupes, ligues et associations. Elles peuvent aussi être édictées par des équipes en charges d’événements comme les festivals, ou de lieux comme des théâtres, des salles de répétition ou des centres culturels.

2.2 – Faire vivre les règles :

En les publiant et en demandant un engagement personnel et explicite de chacun.e des membres de la troupe, mais aussi de la part des collaborateur.ice.s occasionnel.le.s

On ne peut pas se contenter d’écrire ces règles sur un bout de papier. Si elles ne sont pas mises en visibilité et mises en pratique, elles seront vite oubliées, et ne seront pas opérantes.

Le rappel des règles et leur mise en application régulière sont donc des éléments fondamentaux pour leur bonne assimilation par le groupe.

Le grand i théâtre à Toulouse a choisi d’utiliser un format de document synthétique se concentrant sur les valeurs portées par la troupe et les comportements non acceptés en son sein, afin de garantir que tous les membres puissent les lire de bout en bout et les signer.

Les troupes de danse, en particulier, font souvent le choix d’afficher le code de conduite dans leurs locaux de répétition, pour que les règles restent bien visibles de tous et de toutes et que nul ne puisse s’abriter derrière leur ignorance.

La plupart des troupes anglo-saxonnes qui ont établi des codes de conduites ou des chartes ont fait le choix de publier ces textes sur leur site internet et de les y mettre en visibilité (c’est aussi ce qui m’a permis d’y accéder et de m’en inspirer!).

La ligue d’improvisation de Paris a tenu à faire entrer dans le champ d’application de sa charte anti-harcèlement les collaborateur.ice.s occasionnel.le.s: équipes invitées, formateur.ice.s, musicien.ne.s, aides à la régie ou autres. Il me semble en effet indispensable de ne pas limiter le périmètre de ces règles de bonne conduite aux seuls membres permanents de la troupe, pour véritablement garantir un environnement sécurisant et bienveillant quelles que soient les occasions.

En traitant spécifiquement la question du consentement lors des ateliers ou autres événements de la troupe

Plusieurs groupes anglo-saxons consacrent systématiquement un temps dédié à l’expression des limites et des envies de chacun.e en début d’atelier ou de spectacle. Concrètement, il s’agit d’intégrer en routine de début de séance un tour de parole où chacun.e s’exprime pour dire quelles sont ses limites, et ses éventuels souhaits, pour la séance à venir. Le sujet des « limites » (aka « boundaries ») semble bien davantage intégré dans les ateliers anglo-saxons qu’en France, le sujet y apparaissant me semble-t-il comme plus « naturel ».

En France, nous avons tout de même intégré de manière partielle ce type d’échanges : typiquement, en amont d’un match d’impro, l’arbitre prend le temps de discuter avec les deux équipes pour rappeler l’esprit du match à venir, l’objectif de jeu en commun, présente en général les catégories qu’iel a prévu de proposer durant le spectacle, les explique brièvement si jamais elles ne sont pas connues, et en profite pour demander si certaines équipes préfèrent être dispensées de telles ou telles catégories qu’elles apprécient moins. Autre exemple, la compagnie Again! Productions, qui organise à Paris des spectacles Maestro selon le format licencié par l’International Theatresport Institute, réunit les comédien.ne.s deux heures avant chaque représentation pour organiser un atelier préparatoire. Cette séance sert à présenter l’esprit et les objectifs du spectacle, à échauffer les comédien.ne.s et à instaurer une confiance de groupe. Cette séance sert enfin à tester certains jeux pour s’assurer qu’ils sont bien compris par les comédien.ne.s et qu’ils ne les mettent pas mal à l’aise. 

Nous ne partons donc pas de rien, il suffit juste d’intégrer de manière plus systématique la vérification des dispositions des comédien.ne.s dans nos différents événements (stages, ateliers, spectacles). Cela passe par quelques messages clés ou questions formulées par lea formateurice en début d’atelier ou stage ou par l’animateurice en amont du spectacle. En voici quelques exemples non exhaustifs proposés par Stephen Davidson sur son site Impromiscuous (pour les anglophones) :

  • « Please remember we’re all strangers. Don’t jump on anybody, pick anybody up, or grab anything squishy. Let’s all make kind choices. »
    N’oubliez pas que nous sommes tous des inconnu.e.s les un.e.s pour les autres. Ne vous jetez pas sur vos partenaires, ne les empoignez pas. Faisons des choix bienveillants.
  • « How is everybody feeling about physicality today? Does anyone have any injuries or any areas they’d like avoided? »
    Comment vous sentez-vous aujourd’hui sur le plan physique? Est-ce que l’un.e d’entre vous voudrait signaler des blessures ou des parties du corps à éviter?
  • « What’s one thing that makes you happy when it happens in a set? »
    Voulez vous partager des choses qui vous rendent particulièrement heureux.ses quand elles se produisent sur scène?
  • « I’d love to play some scenes what use dark characters or subject matter; does anybody have triggers we should know about/avoid? »
    Aujourd’hui j’aimerais jouer des scènes avec des personnages ou des sujets graves ou dramatiques. Est-ce que quelqu’un.e voudrait signaler des thèmes ou des situations qui lea rendent mal à l’aise et qu’iel voudrait éviter?

En mettant en place un système efficace de traitement des maltraitances

Les troupes peuvent désigner en leur sein des référent.e.s qui s’engagent personnellement à recueillir de manière anonyme et individualisée des témoignages de maltraitance ou d’inconfort. Il est important de proposer plusieurs personnes référentes, de genre différent, pour s’assurer que les potentielles victimes puissent se sentir à l’aise, et éviter des cas où les prédateurs occupent la fonction de recueil des témoignages. Les structures les plus importantes peuvent aussi proposer des référent.e.s extérieur.e.s à l’organisation, pour garantir encore davantage la confidentialité des témoignages et diminuer la crainte de représailles internes envers les personnes apportant leur témoignage.

Les référent.e.s doivent proposer d’écouter les témoignages, sans forcément déclencher une quelconque procédure. Iels doivent donner la possibilité aux potentielles victime de pouvoir se confier à quelqu’un, extérioriser leur ressenti. Iels peuvent proposer (si la personne l’accepte) des conseils sur les étapes à suivre pour traiter la situation. Iels doivent pouvoir accepter des témoignages anonymes également concernant la personne ayant commis l’acte de maltraitance. La victime ne veut pas toujours mettre en cause l’autre personnellement, et il ne faut pas la brusquer. Mais en revanche, si on laisse une opportunité de donner ce type de témoignage anonyme, cela permet au collectif d’être au courant des risques et de l’existence d’un comportement voire d’un environnement toxique, et de déclencher des actions préventives.

Mais même avec ce système de référent.e.s, il peut être difficile pour des victimes d’agressions de franchir le pas de la prise de parole. Témoigner n’est pas une démarche évidente, elle doit être rendue la plus facile possible. Je recommande donc de multiplier le plus possible les canaux de remontées d’informations, et de les rendre bien visibles.

Par exemple, la Ligue d’improvisation de Paris a mis en place depuis plusieurs années un système de formulaire anonyme pour chaque événement et chaque module de formation. Ces formulaires permettent de recueillir des suggestions pour améliorer la qualité artistique des spectacles, l’organisation logistique, ou encore la pertinence des formations proposées. Mais ils offrent également la possibilité de témoigner de manière anonyme sur d’éventuels comportements problématiques de la part de formateurices, comédien.ne.s ou cadres de la troupe.

D’autres groupes ont mis en place un formulaire en ligne spécifiquement dédié aux signalements de cas de harcèlement, comme cet exemple anglophone (Mad Cowford Impro), celui-ci (Washington Improv Theater) ou enfin ce modèle en français proposé par le collectif Rudesse.

Ces formulaires dans l’idéal doivent offrir une palette large de format de signalement : avant tout garantir l’anonymat du témoignage, mais donner aussi la possibilité de donner son contact si on veut poursuivre l’échange, bénéficier d’un appui des référent.e.s par exemple, ou encore spécifier si on veut rendre notre témoignage public ouen parler dans un cercle plus large. Voici un exemple de choix de format pouvant être proposé:

Extrait du formulaire en ligne établi par le WIT (Washington Improv Theatre) pour permettre le signalement d’aggressions sexuelles.

Enfin, les troupes d’impro doivent mettre en place et faire connaître un mécanisme de sanction et d’exclusion des prédateurs qui peuvent être repérés en leur sein.

Une personne qui a signé ou validé la charte de conduite de la troupe ne peut légitimement contester une procédure de sanction ou d’exclusion.

En faisant vivre des espaces de parole dédiés

Les limites et les envies des membres de votre troupe d’improvisation doivent devenir un sujet de discussion naturel et habituel. Cela passe en premier lieu par l’intégration de ce sujet dans les ateliers et les avant-spectacles, comme vu plus haut, mais cela peut aussi reposer sur des cadres de discussion dédiés au sein du collectif.

Graphe illustrant les différents degrés d’appropriation de la “culture du consentement” au sein d’une communauté de danse, établi par Megan Emerson. Cela s’applique parfaitement à l’improvisation théâtrale.

Les référents « charte inclusivité » désignés au sein de la Ligue d’improvisation de Paris proposent des séances de discussions non-mixtes, en dehors des temps dédiés aux ateliers, aux spectacles et aux pots entre membres, pour pouvoir approfondir les échanges et les discussions sur les sujets comme le sexisme, l’humour non oppressif ou la prévention des risques de harcèlement.

Ce cadre de discussion allie les avantages de la discussion collective et ceux d’un cadre sécurisé, facilitant la prise de parole sur des sujets où nous pourrions avoir des réflexes d’autocensure (ce n’est ni le temps, ni le lieu d’aborder ces questions).


3- « On ne peut plus rien faire/on ne peut plus rien dire » : pourquoi c’est faux

Certaines personnes peuvent contester l’intérêt que représentent les outils et méthodes que je décris ici. Iels pourraient en particulier s’inquiéter de voir s’établir dans le monde de l’impro une obsession procédurière, et in fine une organisation anxiogène qui tuerait toute créativité au sein de leur troupe. Il me semble au contraire que les outils et règles que je viens de décrire sont de nature à favoriser la confiance et la créativité au sein d’un groupe.

L’absence de règles est une pure illusion. Il y a toujours des règles. Elles sont juste implicites, mais restent bel et bien partagées par toustes celles et ceux qui participent à une séance d’atelier ou à un spectacle. 

On ne peut pas tout faire en impro. Et en vrai, tout le monde le sait très bien. Besoin de preuves ?

Quelques exemples suffisent à démontrer tout cela rapidement :

  • En impro, on ne fait pas saigner ses partenaires.
  • On n’urine pas sur ses partenaires.
  • On ne brise pas les membres de ses partenaires.
  • On ne tue pas ses partenaires.
  • On ne crache pas sur ses partenaires.
  • On n’électrocute pas ses partenaires.
  • On ne détruit pas les vêtements ou les objets personnels de ses partenaires.

« Ben c’est évident », me rétorquerez-vous. Eh oui, c’est évident ! Il n’en reste pas moins que ce que je viens de lister sont bien des règles, que nous respectons tous pour que nous puissions jouer ensemble en toute confiance.

Arrêtons donc avec la chimère du « tout est possible en impro ». Tout n’est pas possible, c’est évident et c’est tant mieux.

La liberté sans limite est une illusion. Sans règles, il ne reste que la liberté des dominants de dominer, même — et surtout ! — s’ils ne s’en rendent pas compte.

Les règles existent donc. Puisqu’elles existent, quel mal y aurait-il à en parler et à les expliciter ? C’est justement quand on explicite les règles, qu’on en discute, qu’on les travaille collectivement, que nous pouvons aller plus loin dans nos possibilités de jeu, dans notre intimité en atelier et sur scène. En travaillant autour des règles, nous ne nous limitons pas, nous ouvrons au contraire des fenêtres de jeu, en consolidant des espaces de confiance.

En improvisation, les possibilités sont infinies. Les règles du jeu en retirent certaines. Mais en retirant X possibilités à une infinité de possibilités, il restera toujours une infinité de possibilités. C’est la magie des maths, et c’est la magie de l’impro. N’ayons pas peur de nous contraindre un peu pour mieux créer ensemble.


Conclusion

Je pense qu’il en va de l’improvisation théâtrale comme de notre société toute entière : le libéralisme est une idéologie qui néglige la question des rapports de domination qui peuvent s’établir entre les individus au sein de la société, et qui néglige de ce fait le rôle fondamental des structures de régulation (oui désolé de vous prendre un peu de court, ça devient politique tout d’un coup. Mais tout est politique dès que l’on se réunit ensemble pour faire des trucs).

Je ne veux pas de renards libres dans des poulaillers libres. L’établissement de limites et de règles communes et claires est en effet indispensable à notre épanouissement collectif. Nous devons prendre acte du fait que dans la société actuelle, les rapports humains ne sont pas des rapports d’égalité. Toute relation humaine interpersonnelle est connectée aux rapports de pouvoir qui existent dans le reste de la société, et la pratique de l’impro ne fait pas exception, bien au contraire.

Pour revenir au collectif québécois créé en 2020, « Rudesse », son intitulé est loin d’être anodin. Ce nom nous parle de régulation. Il fait référence à une faute officielle du match d’improvisation qui peut être sifflée par l’arbitre en cours de partie, et qui avec le recul pris sur la question du consentement, prend tout son sens.

Le défunt compte twitter « Impropute » s’était fendu de la saillie suivante : « il n’y a pas de rudesse en impro, juste des improvisateurs fragiles ». Au-delà de la boutade et de ses possibles interprétations fructueuses (j’y reviendrai sans doute dans un futur article) ou néfastes, je pense qu’elle peut quelque part aider à prendre la mesure du problème.

On peut en effet tirer de cette affirmation deux conclusions diamétralement opposées :

  1. l’impro ce n’est pas pour les « fragiles ». Gardons les forts (les jouteurs sans peur et sans reproche) et on pourra joyeusement s’affranchir de la faute de rudesse ;
  2. si nous voulons rester — ou plutôt devenir — une discipline inclusive, qui laisse la place aux personnes considérées comme « fragiles », des règles du type « faute de rudesse » sont un outil indispensable à partager.

Perso, j’ai fait mon choix, et vous ?


Références pour aller plus loin :

Ouvrages :

  • Improvise : Scene from the Inside Out, Mick Napier, Heinemann Drama, 2004, ISBN: 9780325006307
  • Impro for storytellers, Keith Johnstone, Faber & Faber, 1999, ISBN: 9780571190997

Articles de blog et sites internet :

Prototypes et modèles de chartes, de codes de conduite et de formulaires de plainte:

Exemples en matière de danse (en anglais):

Exemples en matière d’impro (en anglais):

Exemples en matière d’impro (en français):

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