L’improvisation théâtrale est une discipline artistique formidable, pour plein de raisons. L’une d’entre elles est que qu’elle permet d’établir entre les artistes et le public une relation beaucoup plus saine que dans le cadre du théâtre à texte classique.
La compagnie La Morsure en parle dans sa présentation en ligne :
« [L’improvisation] permet de rendre visible au public et d’intégrer le processus créatif à l’œuvre elle-même. L’œuvre est à la fois le peintre et la toile, tous deux indissociables. »
Avec l’improvisation, il n’y a plus de « quatrième mur » : les spectateurs et spectatrices viennent voir des histoires certes, mais aussi une troupe d’artistes qui n’ont aucune idée de ce qui va se passer dans l’heure qui vient. De ce fait la troupe d’impro ne peut pas dissimuler les coulisses ! L’improvisation est ainsi un spectacle fondamentalement méta : on vient assister à une aventure d’artistes, à leurs prises de risques et à leurs potentiels accidents. Les comédien·ne·s descendent de leur piédestal et se positionnent comme les pair·e·s des spectat·eur·rice·s.
Le public d’improvisation est ainsi « autorisé » à percevoir les limites et les faiblesses du spectacle, et il ne se sent pas « enjoint » d’admirer l’œuvre.
On peut penser qu’avec cette approche méta, le théâtre perd son caractère sacré. Mais en fait le public va éprouver un enthousiasme beaucoup plus sincère et personnel quand un spectacle de ce type le touche et lui semble réussi.
Avec l’improvisation, le caractère sacré du théâtre ne vient plus de dispositifs d’intimidation (cf. article précédent), il vient de la communion qui s’établit entre le public et les artistes.
Cette communion est renforcée par la fragilité de la narration, suspendue aux choix faits en direct par les artistes. Elle vient aussi et très souvent du fait que le public est invité à participer à la création du spectacle, à des degrés divers.
Repenser la distinction entre comédien·ne·s et spectat·eur·rice·s.
Jacob Levi Moreno (1889-1974), l’inventeur autrichien du psychodrame, considérait que le théâtre classique – ou « théâtre institutionnalisé » comme il le désignait – était un art zombie, une entreprise de « conserve culturelle ». Pensez-y : pourquoi se limite-t-on si souvent à (re) présenter des œuvres écrites par d’autres artistes, pour une grande partie mort·e·s et enterré·e·s ? Pourquoi ne pas laisser les histoires naître et vivre sur scène, évoluer, s’adapter au contexte de leur incarnation ? Jacob Levi Moreno voulait passer d’un théâtre zombie à un théâtre résolument vivant. Cela passait pour lui par l’improvisation. Il avait créé dans le cadre du Stegreiftheater viennois (le « théâtre impromptu ») différentes formes de spectacle pensées pour revivifier le théâtre. L’une d’entre elle était ce qu’il appelait « le théâtre du public » ou « théâtre du conflit ». Cela consistait à placer le public dans une position de rebelle : sous l’égide de meneur·euse·s, le public était incité à perturber la mécanique du texte de conserve, contester la légitimité des artistes présent·e·s sur scène, la véracité de leurs rôles, organiser une mini révolte, et aller jusqu’à les remplacer sur le plateau !
Le théâtre d’improvisation moderne déploie une version plus sage de la représentation théâtrale, mais s’attache tout de même à brouiller la frontière entre artistes présents sur scène et spectat·eur·rice·s assis·es dans les gradins. Les improvisat·eur·rice·s font en sorte de « jouer avec au lieu de jouer pour », comme le formule Hervé Charton.
Avec l’improvisation, le public redécouvre le plaisir de l’échange et du partage : il ne vient plus seulement pour recevoir quelque-chose, il vient aussi pour donner quelque-chose. Et c’est cette expérience unique de communion qui souvent lui donne envie de revenir.
Serait-ce donc ça le secret d’une improvisation réussie ? Prenons comme point de départ l’hypothèse suivante : le public aime contribuer au spectacle qu’il voit. On pourrait alors se dire que pour rendre un spectacle d’improvisation plus marquant, il suffit de renforcer au maximum les pouvoirs confiés au public.
Evidemment, ce n’est pas aussi simple que ça, loin de là !
Quels pouvoirs peut-on confier au public dans le cadre d’un spectacle ?
C’est ce que je vous propose de voir dans cet article !
Le spectacle d’improvisation, un mini laboratoire politique
Pour rappel, les personnes qui se réunissent dans une salle de spectacle constituent une communauté éphémère. Cette communauté s’est constituée autour d’un contrat social établi par l’affiche et le pitch du spectacle : réunissons nous pour vivre ensemble une expérience esthétique et émotionnelle.
La répartition des rôles entre ces personnes équivaut à une répartition des pouvoirs. C’est-à-dire répondre à la question « qui peut faire quoi à quel moment ? »
Dans la configuration théâtrale classique, les artistes performent et le public réceptionne passivement. C’est un schéma d’aristocratie technocratique : les spécialistes prennent en charge le spectacle pour le compte de l’ensemble de la communauté.
Si l’on décide d’associer le public au déroulé du spectacle, on se lance alors dans l’aventure de la démocratie participative !

Splendeurs et misères de la démocratie participative
Je n’ai pas connaissance de travaux de recherche ayant examiné de façon approfondie les mécaniques de participation du public aux spectacles de théâtre et les dynamiques de pouvoir régissant les relations entre artistes et spectat·eur·rice·s.
Le théâtre de la spontanéité (1923) écrit par Jacob Levi Moreno aborde ce sujet mais constitue davantage un essai politique et philosophique. Ce n’est pas une approche historique ou scientifique. L’ouvrage d’Hervé Charton Alain Knapp et la liberté dans l’improvisation théâtrale. Canaliser ou émanciper aborde la question du rôle des spectat·eur·rice·s, mais y consacre une part limitée.
En revanche, de nombreux travaux scientifiques ont analysé les mécanismes de démocratie participative. Voilà qui peut nous intéresser pour notre affaire !
Ces travaux mettent en particulier en lumière les limites de ce type de systèmes. Globalement, trois grandes critiques peuvent être formulées à l’encontre des dispositifs de démocratie participative. Elles sont résumées par l’expert français le plus médiatisé sur cette question, Loïc Blondiaux :
- « Dans les dispositifs de participation ouverts, on constate une surreprésentation des catégories sociales les mieux intégrées et des plus âgés. »
- « Il convient d’être extrêmement attentif aux asymétries de pouvoir créées par les dispositifs eux-mêmes, comme l’inégalité d’accès au numérique ou à la parole dans les réunions publiques par exemple. »
- « Trop de dispositifs participatifs restent déconnectés des lieux où les décisions se prennent réellement et trop d’initiatives échouent faute d’avoir exercé la moindre influence sur les processus politiques sur lesquels elles venaient se greffer. »
La politiste Alice Mazeaud confirme par ailleurs que « l’institutionnalisation de la démocratie participative traduit moins un élargissement, et donc une démocratisation, des arènes locales que la consolidation de deux espaces parallèles : des arènes décisionnelles au « pluralisme limité » où s’organisent les coopérations entre élites d’une part et la mise en scène toujours plus professionnalisée d’une « ouverture » aux citoyens par la multiplication des forums locaux d’autre part. »
Je vous résume en français courant les trois constats des politistes :
- Même quand sur le papier tout le monde peut participer, celleux qui répondent présents sont celleux qui disposent de temps et d’argent.
- La façon dont on fait intervenir les gens exclut les timides et les personnes qui n’ont pas les codes, et du coup on favorise les grandes gueules.
- On fait semblant de consulter les gens mais en vrai l’essentiel est déjà décidé. Vous vous souvenez de la convention citoyenne pour le climat de 2019 ?
Le piège de la liberté d’expression
Il faut aussi bien comprendre que « faire participer les gens » ne se résume pas à « donner un maximum de libertés », car cela ne marche pas du tout dans les faits.
Les théoriciens de droite et d’extrême-droite ont tendance à penser la liberté contre l’égalité : il faut selon eux démanteler les dispositifs garantissant l’égalité pour maximiser la liberté. On peut d’ailleurs parler de « liberté négative » selon cette acception (supprimer un maximum d’entraves), ou encore d’approche libertarienne.
En effet les militant·e·s de droite sont en empathie avec les membres de la classe dominante. Or une politique d’égalité et de droits réduit la puissance d’agir de ces personnes. Les militant·e·s de gauche sont davantage en empathie avec les dominés, dont la puissance d’agir est entravée par les mécanismes de domination. Iels estiment donc que la liberté repose sur l’égalité des droits et sur des dispositifs de régulation.
Revenons à l’approche libertarienne : la minimisation de l’égalité (la garantie des droits) se traduit par un renforcement des dynamiques de domination et d’oppression. Sans régulation, les plus puissants peuvent silencier et écraser les plus faibles.
Ces mécanismes ont été par exemple à l’œuvre dans le contexte de la dérégulation des plateformes de réseau sociaux. La dérégulation du réseau social Twitter/X a conduit à un exode partiel d’utilisat·eur·rice·s en 2022 et fin 2024, principalement au sein de la communauté scientifique et militante de gauche.
Cette illustration constitue un détour hors du monde du théâtre et des assemblées décisionnelles mais elle expose des mécanismes cruciaux : si l’on décrète du jour au lendemain qu’il n’y a plus de règles et que tout le monde peut agir, cela conduit à du chaos et à la monopolisation de la parole par les plus bruyant·e·s.
On peut souhaiter ce résultat, mais pour moi cela correspond à un mauvais régime politique (et à du mauvais théâtre).
J’ai illustré le début de cet article avec des extraits du film Yannick (2023), où un spectateur de théâtre se révolte et demande à la troupe de changer son texte. La contestation du caractère sacré des artistes répond à une logique intéressante et légitime, mais le personnage de Yannick verse rapidement dans le despotisme : il prend littéralement toute la salle en otage. Le film montre que les autres membres du public se contentent parfaitement du contrat théâtral classique et veulent simplement profiter de leur rôle de réception passive de l’œuvre. La rébellion d’un seul d’entre eux a fait violence au reste du collectif.

Le succès de la démocratie participative repose sur la régulation et un effort de formation
Comment réussit-on un système de participation démocratique ? Cela repose sur sur des règles efficaces de travail en commun et sur une démarche préalable d’enpouvoirement des membres de la communauté.
Des règles de vivre-ensemble
Les dispositifs participatifs sont structurés par tout un système de règles permettant de répartir équitablement la prise de parole et la prise de décision.
Cela passe par la mise en place de temps de parole, la définition de systèmes de votes adaptés, le recours au tirage au sort pour éviter la monopolisation de la parole par les personnes les plus aisées ou en confiance, l’utilisation de modes de communication non intrusifs (remplacer les applaudissements par des mains secouées par exemple, adopter des principes de non cumul des voix du type « bâton de parole »).
En l’absence de régulation, les discussions deviennent cacophoniques, dérivent vers l’affrontement sans écoute et privilégient les plus bruyant·e·s et les plus endurant·e·s.
L’enpouvoirement des membres marginalisé·e·s de la communauté
Au sein d’une communauté, tout le monde ne dispose pas des mêmes capacités pour participer à la délibération et à la prise de décision. Il devient donc nécessaire de former les membres de la communauté pour créer les conditions d’un dialogue équitable.
Selon Chloé Lachaux, « l’un des exemples les plus marquants de succès de la participation citoyenne est celui du canton de Santa Ana de Cotacachi en Équateur. Il s’agissait, dans le courant des années 2000, de gérer le budget municipal pour favoriser la diversité des participants, améliorer la transparence des choix budgétaires et développer la cohésion sociale des nouveaux acteurs. La préoccupation principale des participants aux dépenses de ces budgets étaient les populations autochtones et les femmes, largement marginalisées.

Pour ce faire, ils ont mis en place des groupes de travail pour revaloriser leur situation socio-économique souvent extrêmement précaire et pour les intégrer dans ce processus. Les femmes analphabètes participaient, par exemple, grâce à un dispositif de fruits et d’objets du quotidien selon leur forme et leur couleur pour favoriser leur compréhension. Grâce au ciblage des mesures, 65 % de femmes parmi 1667 personnes ont pu apprendre à lire et à écrire dans les deux années suivantes de son application. Le canton de Cotacachi est ainsi devenu le premier canton sans illettrisme reconnu par les Nations Unies, et des améliorations significatives ont eu lieu concernant l’assainissement de l’eau, les conditions sanitaires ou encore la réduction à 0 % de la mortalité infantile« .
Vous vous souvenez peut-être de la Convention citoyenne pour le Climat organisée en France en 2019 et 2020. Elle a réuni cent cinquante personnes, toutes tirées au sort et théoriquement représentatives de la diversité de la société française (selon des critères de sexe, d’âge, de niveau de diplôme, de catégories socio-professionnelles, de type de territoires, de zone géographique). Les participantes et participants se sont réunis à six reprises, pendant des week-ends de trois jours, à Paris, au Conseil économique, social et environnemental. Les sessions de travail ont permis d’organiser des auditions d’expert·e·s aux avis contradictoires et de synthèses de travaux (de chercheur·euse·s, d’organismes internationaux, et d’organisations de la société civile), pour garantir une prise de connaissance collective des enjeux, les participant·e·s n’étant pas du tout expert·e·s. La plupart des échanges se sont faits dans des sous-groupes pour avoir le temps d’échanger, être à l’aise et participer à la production collective. Des spécialistes du dialogue citoyen ont accompagné et facilité ces échanges, sans chercher à les influencer.

Tout cela a représenté un investissement en temps conséquent, mais a permis, de l’avis des participant·e·s et des expert·e·s sur les enjeux climatiques, d’aboutir à un consensus éclairé très satisfaisant et à une liste de mesures dans l’ensemble pertinente et opérationnelle (qui n’a pas été reprise par le pouvoir exécutif, mais ça c’est une autre histoire).
La formation du public participant est donc une clé de succès majeure, mais cela représente effectivement un effort conséquent.
Chloé Lachaux le confirme :« La démocratie participative, comme l’illustre le cas des panels de citoyens, est tout sauf le café du commerce ou radio trottoir. Elle appelle de la part des citoyens un effort de compréhension et de la part des institutions et des experts un effort de transparence. »
La démocratie participative demande du temps et de l’argent. « la plupart des dispositifs connaissent des difficultés de mobilisation sur la durée, ce qui semble inhérent à ce type de dispositif (c’était déjà, plus de 2000 ans en arrière, un fléau de l’ecclesia athénienne, ce qui avait donné lieu à un système de défraiement des personnes présentes) . »

Quelles recettes pour bien faire participer le public à un spectacle de théâtre d’impro ?
Qu’est-ce qu’on peut et veut faire ?
Comment tirer des leçons de tout cela dans le domaine du théâtre ?
Déjà il faut déjà bien identifier ce qui en fait la spécificité.
La communauté théâtrale est éphémère, elle réunit des individus pendant une à quelques heures maximum. Impossible dans ce cas de former les spectat·eur·rice·s sur une durée longue ! Les capacités d’enpouvoirement sont de fait limitées.
Il y a aussi la question du projet commun. Tout le monde ne vient pas chercher la même chose dans une salle de spectacle. De base, un·e spectat·eur·rice va au théâtre pour se divertir, se détendre, s’évader, se changer les idées. Iel n’y vient pas pour travailler ! Les artistes y travaillent et veulent approfondir une thématique, mais sont la plupart du temps rémunéré·e·s pour cela, par un cachet ou au chapeau.
Dans la configuration actuelle du spectacle vivant, on ne peut donc pas exiger du public le même investissement cognitif et physique que des artistes. Cela peut sembler une évidence mais il faut bien le rappeler !
Si l’on veut aller plus loin dans l’implication du public, il faut établir un contrat social spécifique. C’est le cas dans le théâtre-forum par exemple, qui exige la participation active de spect-act·eur·rice·s, pour reprendre la formule inventée par Augusto Boal.
Ménager la chèvre et le chou
Quelle ambition donc pour un spectacle de théâtre participatif ?
Idéalement il faut trouver une façon d’impliquer le public :
- Qui ne soit pas trop éprouvante pour lui : cela doit rester agréable, peu fatiguant, amusant, cf. article précédent.
- Qui ne donne pas lieu à une cacophonie illisible, où tout le monde superpose sa voix à celle des autres pour un résultat confus et pénible.
- Qui ne se contente pas de mobiliser une « élite » au détriment d’autres spectat·eur·rice·s, en dehors des questions de volontariat ou sensibilités de chacun : tout le monde doit véritablement avoir l’opportunité de participer.
- Qui ne soit pas pour autant superficielle : si la participation du public est sans impact significatif sur le déroulé du spectacle, c’est un peu de l’arnaque.
Vous le voyez, on arrive à un casse-tête pas si évident à résoudre. Chaque compagnie d’improvisation qui conçoit un spectacle doit trouver une combinaison satisfaisante qui évite ces différents écueils !
Et les combinaisons peuvent être très variées.

Une affaire de choix
La conception d’un système de participation du public résulte d’une grande série de choix. C’est utile d’avoir conscience de tous les axes de décisions qui s’offrent aux artistes, car dans pas mal de cas les décisions sont prises instinctivement, sans avoir conscience d’avoir réalisé un choix significatif ! Les artistes doivent décider :
- Quel(s) pouvoir(s) confier au public : vote (pour choisir entre des propositions narratives, le destin de participants à un format compétitif, etc…), dotation des personnages (caractéristiques diverses, du caractère en passant par l’âge, le métier ou le prénom), direction artistique (choix d’une catégorie, décider d’une ellipse, basculer entre différentes lignes narratives, etc…), mise en scène (combien d’artistes sur scène, leur position, qui peut parler ou doit se taire, etc…), écriture (confier une anecdote, proposer un thème, proposer un décor, un contexte, une relation entre personnages, un rebondissement narratif, une émotion, etc…), activation d’un dispositif aléatoire (piocher une carte, tirer des dés, etc…), incarnation de personnages sur scène…
- À quel(s) moment(s) ces pouvoirs sont activables : en début de spectacle, tout le temps, à quelques moments clés, lorsque c’est demandé par les artistes ?…
- Combien de personnes se voient confiées ces pouvoirs : toute personne volontaire, une sélection de personnes choisies parmi les volontaires, une seule personne désignée par la troupe ?…
- comment recueillir les propositions : par écrit avant ou pendant le spectacle ? en interrogeant l’ensemble de la salle à la volée ? en s’adressant directement à une personne choisie au hasard ?…
- comment mettre le public en condition : les spectat·eur·rice·s n’ayant pas l’habitude d’être placées dans un rôle actif, comment choisit-on de les mettre en condition de participer, ou prévoit-on de les mettre à l’aise ?
Curseurs et leviers
Réaliser consciemment chacun de ces choix amène à concevoir un ensemble de règles. Une structure qui régit la relation entre les artistes et le public. Un format de spectacle, oui, en partie, mais aussi plus globalement… Un contrat social !
Comme l’écrit Hervé Charton, « toute mise en jeu d’un ou avec un spectateur donné consiste à négocier avec lui le passage de l’écoute à l’action – qu’on soit en position de la désirer ou de la freiner. »
La façon dont on informe et accueille le public est fondamentale. Elle donne le ton pour l’ensemble du spectacle et met les spectat·eur·rice·s dans certaines conditions. Ambiance intimiste où l’on se confie des anecdotes entre personnes de confiance, ambiance survoltée où l’on encourage toute la salle à chanter, crier ou huer, autre chose ? C’est la troupe qui définit tout cela, par la combinaison de plusieurs outils : la communication en amont, le choix des musiques, de la disposition des sièges, de l’éclairage (toute la salle est éclairée, ou uniquement la scène ?), de l’accueil du public dans le lieu, du discours introductif (s’il existe), de l’équipement des un·e·s et des autres (qui dispose d’un micro et qui n’en dispose pas) … Tout joue un rôle.

La participation du public est facilitée quand le spectacle montre clairement différentes facettes des artistes : la facette personne, la facette comédien·ne/direct·eur·rice, la facette personnage… Et les alterne de façon claire et naturelle devant l’auditoire. Cela donne l’exemple. Les spectat·eur·rice·s seront alors elles·eux mêmes plus à l’aise pour changer de facettes : simple membre du public avec son vécu et son point de vue individuel, ou tout autre rôle que veut confier la troupe pendant le spectacle.
Un élément clé de l’intégration du public au spectacle est bien sûr le choix du rôle qui lui est confié. J’ai une préférence personnelle pour les interactions complexes avec le public : les discussions, le partage d’anecdotes de vie et d’interrogations profondes des gens venus assister au spectacle. Cela produit en général davantage d’authenticité, d’émotion et de communion. On peut noter d’ailleurs le grand nombre de « formats » de spectacles qui s’appuient sur les anecdotes du public : le théâtre Playback, le LifeGame, le Théâtre-forum, Minimas/Confidences, l’Anecdote insolite, Neil+1/Julien+1, Faites-nous confiance, SHITFORM, et j’en laisse sans doute pleins d’autres de côté.
Certains spectacles demandent une participation collective, d’autres choisissent de se focaliser sur un·e seul·e membre du public. Cette dernière configuration n’est pas excluante pour les autres spectat·eur·rice·s s’il est clairement établi que tout le monde a une chance de participer s’il·elle le souhaite, et si le spectacle valorise l’expérience de la personne choisie sans jugement. Dans ce cas l’ensemble des spectat·eur·rice·s est embarqué, par mécanisme naturel d’empathie envers la personne qui intervient sur scène ou donne un point de départ à l’improvisation.
Certains spectacles donnent un rôle intra-diégétique au collectif des spectat·eur·rice·s, les laissant libre de l’incarner plus ou moins activement : le public peut alors représenter une assemblée d’actionnaires, des conspirateurs, les participants à une manif, à un meeting politique, les fans d’une star imaginaire, etc… J’ai de très chouettes souvenirs de spectacles où des spectat·eur·rice·s ont spontanément interprété des bruits d’animaux de la jungle, d’un troupeau de vaches, d’une armée de gobelins… Apportant avec malice et fierté leur touche au tableau global de l’histoire.
Illustrations pratiques
Rien de tel que des exemples pour mieux se représenter les options que peuvent prendre des artistes pour intégrer le public à leur spectacle !
Introvertis/Emotions (2021-2025) et Entre tes mains (2024-2025)
Introvertis (plus tard renommé Emotions) est un spectacle créé par Romuald Six et porté par sa compagnie Cigogne Prod. Entre tes mains est un spectacle créé par Nabla Leviste dans le cadre de sa compagnie Joie Impro.
Ces deux spectacles sont des formats d’improvisation dirigée, mais où la direction des scènes n’est pas assurée par un artiste : elle est confiée à l’ensemble du public.
Dans Emotions, « spectacle expérimental, le public peut, à l’aide de comédiens cachés dans le public, faire s’exprimer les émotions de personnages particulièrement introvertis ». Concrètement, le public est réparti en plusieurs groupes installés à côté d’un·e comédien·ne qui incarne une émotion. Lorsqu’iels en ressentent l’envie, les spectat·eur·rice·s peuvent toucher l’épaule du·de la comédien·ne, ce qui « active » l’émotion correspondante : le·la comédien·ne se lève alors et incarne un monologue intérieur du personnage principal. Cela se rapproche ainsi de la narration du dessin-animé Inside-Out du studio Pixar.
Dans Entre tes mains, le public se voit donné la capacité de diriger la troupe de comédien·ne·s qui joue sur scène en utilisant quatre signaux sonores distincts (pour déclencher une répétition, faire avancer l’histoire, insister sur un point, etc). Les artistes appliqueront les consignes dès lors qu’une dynamique de groupe se dégage et que le public dans son ensemble produit un signal donné.

Ces deux spectacles font le pari de confier au public la gestion de la mise en scène, et en particulier le rythme du récit. C’est un pari très intéressant mais aussi risqué, parce que les spectat·eur·rice·s n’ont pas forcément d’expertise dans le domaine, a fortiori collectivement. Il est donc aisé d’aboutir à des interventions intempestives qui font « bégayer » le spectacle. Emotions choisit de faire contribuer les spectat·eur·rice·s silencieusement (iels doivent toucher l’épaule d’un·e artiste), et assure un certain degré de médiation via les personnages-émotions, qui disposent d’une autonomie dans le timing exact de leurs interventions scéniques. Entre tes mains fait le choix de la régulation collective : les propositions des spectat·eur·rice·s ne seront retenues que si elles résultent d’un consensus de groupe. Cependant les propositions sont de nature sonore et peuvent provoquer un effet de cacophonie.
Vous pouvez retenir que ces spectacles proposent une aventure collective passionnante mais pas forcément de tout repos pour un·e spectat·eur·rice en quête de détente !
Trio (2013-2025)
Il y a une règle implicite dans le théâtre : « Ne jamais garder un volontaire du public plus de 15 minutes sur scène ». Mark Jane choisit malicieusement d’exploser les règles et embarque deux membres du public dans un voyage où ils vont jouer tout un spectacle pendant une heure !…
Confier les rôles des personnages principaux à deux personnes inexpérimentées représente un aléa très fort. Pour gérer cet aléa, Mark Jane a recours à deux voies de régulation :
- il choisit à l’avance les deux « volontaires », en discutant avec le public avant la représentation. Ceci afin de repérer des personnes sympathiques, pas trop introverties et débutantes en impro. En effet comme il aime à le rappeler, « seulement deux catégories de personnes sont assez folles pour se déclarer volontaires : les improvisateurs et les cons » (ce qui peut constituer un synonyme dans ce type de configuration 😉 )
- À travers le rôle du narrateur et des personnages secondaires, Mark assure l’essentiel du travail de construction narrative, mettant ainsi les volontaires à l’aise et leur laissant des fenêtres sécurisées d’expression spontanée.
Don(a) Juan(e) (2013)
Dona Juane – le match, est un spectacle de théâtre à texte partiellement improvisé, mis en scène par Cyril Boccara, dans le cadre du Laboratoire des acteur·ice·s créateur·ice·s, sympathiques et engagé·e·s (LACSE) en 2013 à Lyon.
C’était une adaptation du Dom Juan de Molière. Hervé Charton, qui y avait contribué, explique que « Tous les rôles masculins et féminins avaient été inversés pour redonner au texte une force subversive et critique. Il s’agissait également d’un match, où les spectateurs, dès l’entrée, devaient choisir entre deux camps, les Justes et les Libres ; les premiers croient en la vertu des lois, les seconds ne se fondent que sur eux-mêmes. »
Comme pour les créateurs québecquois du match d’impro, la troupe avait opté pour le décorum sportif afin de libérer le public de sa morgue théâtrale.
« Ce dispositif permettait un échange permanent entre les acteurs et les spectateurs autour de grandes questions contemporaines (rapport à la religion, la famille, la consommation… ). [Les spectateurs] choisissent physiquement leur camp : la salle est partagée en deux, les Justes à cour et les Libres à jardin.
Deux visions du monde, deux points de vue qui vont considérablement orienter leur façon de percevoir les scènes du Dom Juan que les acteurs interprètent. Le cadre sportif aidant, ils sont dès l’entrée très joueurs ; il est d’ailleurs arrivé que nous ayons du mal à instaurer une écoute attentive dans les premiers moments du spectacle. Le cadre, très fort, et l’attribution des rôles, place de fait les spectateurs à un niveau de jeu déjà très élevé. »
On voit effectivement que la troupe doit trouver le juste équilibre entre l’intégration active du public à l’œuvre et le joyeux bordel. Pour cela une régulation a été mise en place : « Les moments où [le spectateur] peut prendre part à l’action sont cadrés :
d’une part pendant des moments de coaching, avant les scènes et parfois pendant, où il peut donner à l’acteur des indications (suggérées) sur son jeu, son angle d’approche du texte, ou simplement l’encourager comme on encourage un sportif ; d’autre part pendant des duels du public, où l’arbitre crée un petit débat entre les deux équipes. La plupart du temps, ces moments ne lui demandent pas de jouer quoi que ce soit : c’est en son nom propre qu’il peut donner son avis, argumenter, parler – à part bien sûr lorsqu’il s’agit d’exalter l’acteur, où c’est en tant que membre d’une équipe que chaque spectateur agit. Mais il arrive que certains se prennent au jeu, et ainsi s’amusent à défendre des positions qui ne sont pas les leurs, à jouer à quelqu’un d’autre. »
Shitform (2019-2025)
Les membres de SHITFORM se refusent à définir ce spectacle de façon définitive, car il se veut irréductivement vivant et imprévisible. Dans l’esprit Dada ou gentiment Punk qui le caractérise, un SHITFORM ne sera jugé réussi par les membres de la troupe que si la séance aura réussi à les amener là où iels ne pensaient pas aller.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, SHITFORM connaît cependant quelques invariants, et en particulier le principe de construire le spectacle à partir du public. Cela se traduit notamment par deux tendances :
- Un SHITFORM commence en général par une discussion avec le public, où les comédien·ne·s partagent leur état d’esprit du moment, des expériences récentes ou posent des questions qui leur passent par la tête. L’échange qui en résulte donne naissance à une heure de freeform qui réincorpore ces diverses inspirations.
- Toute réaction du public, contribution sous quelque forme que ce soit ou caractéristique repérée par la troupe a a de grandes chances d’être magnifiée et intégrée au spectacle. Par exemple, les représentations données au festival d’impro de Paris se sont appuyées sur le contexte spécifique du festival : de nombreux·ses artistes étant présent·es dans le public, le spectacle leur a accordé une place dans sa diégèse. Un improvisateur pianiste a été invité sur scène pour accompagner les comédien·ne·s, car un clavier était resté sur scène du spectacle précédent. Une démonstration de danse contact a été intégrée dans la narration car une spectatrice avait partagé son expérience pendant la discussion inaugurale, la photographe du festival a été entrainée sur scène lors de son arrivée dans la salle, etc.
Voilà la fin de ce long article et j’ai la flemme d’écrire une punchline qui claque. Cher public, je vous fais confiance pour synthétiser cette exploration dans votre brillante caboche, et qui sait en retirer quelque-chose d’intéressant pour vos prochaines séances de spectacle vivant !

Références pour aller plus loin :
Livres :
- Jacob Levi Moreno – Le théâtre de la spontanéité (première édition 1923) – ouvrage malheureusement épuisé. J’ai pu consulter un exemplaire d’une édition en anglais datant de 1947 généreusement prêté par Nabla Leviste.
- Hervé Charton – Alain Knapp et la liberté dans l’improvisation théâtrale : Canaliser ou émanciper (2017)
- Samuel Berger – Improvisation Libre ! (2024)
Articles sur l’impro et le théâtre
- L’improvisation est-elle un art démocratique ?
- Cher public
- Black Stories Impro – Le public en improvisation
- Le théâtre de rue – La mobilité du spectateur
Articles sur la démocratie participative
- ENS Lyon – La Démocratie Participative – entretien avec Loic Blondiaux
- Vie-publique.fr – La démocratie participative par Loic Blondiaux
- Alice Mazeaud – La démocratie participative, une professionnalisation sans démocratisation
- Démocratie et participation – Groupement d’intérêt scientifique
- La revue de la démocratie – La démocratie participative
- Enjeux, difficultés et perspectives de la démocratie participative : une synthèse des travaux de la Rencontre mondiale Démocratie Participative (2007)
- La « démocratie participative » : état des lieux et premiers éléments de bilan
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