La capitale française accueille ce mois-ci les jeux olympiques. Occasion parfaite pour se pencher sur les liens fructueux (ou pas ?) entre sport et improvisation théâtrale !
Pour commencer, essayons d’être au clair sur le sujet du sport. Sur Wikipédia le sport est défini comme « une activité physique sous forme de jeux individuels et collectifs », une définition qu’on pourrait appliquer à l’impro (nous y reviendrons) et qui semble assez largement répandue. Mais peut-on aussi facilement en identifier les valeurs cardinales ?
La recherche impossible des valeurs du sport
On entend beaucoup parler des « valeurs du sport », mais en réalité personne ne peut en donner une définition universelle. Chacun a sa vision, et in fine celle qui l’emporte est celle qui découle de l’idéologie dominante dans la société au sein de laquelle nous vivons et pratiquons nos sports.
La conception actuelle du sport tient beaucoup de l’influence de Pierre de Coubertin (1863-1937), d’une part parce qu’il a contribué à façonner l’éducation physique et sportive de l’école de la IIIe république, et d’autre part parce qu’il a fondé et dirigé le Comité international olympique (CIO) à l’occasion du « reboot » des jeux olympiques intervenu à la fin du 19e siècle. Mais il s’agit plus d’une influence symbolique qu’autre chose. Je ne suis pas certain que vous partagez véritablement « l’esprit Coubertin » des premiers jours…
La devise olympique d’origine a été adoptée lors de la création du Mouvement olympique en 1894, à l’initiative de Pierre de Coubertin donc, qui souhaitait un slogan exprimant l’excellence dans le sport. C’est Coubertin qui propose cette devise empruntée à son ami Henri Didon, un prêtre dominicain qui enseignait le sport à ses élèves près de Paris. Trois mots encouragent l’athlète à donner le meilleur de lui-même au moment de la compétition : « Citus, Altius, Fortius », ou « Plus vite, plus haut, plus fort ».
La devise peut être comparée à la maxime olympique : “L’important dans la vie, ce n’est point le triomphe mais le combat ; l’essentiel, ce n’est pas d’avoir vaincu mais de s’être bien battu. » L’idée de cette maxime est venue plus tard, suite à un sermon prononcé par l’Évêque de Pennsylvanie, Ethelbert Talbot, durant les Jeux de Londres en 1908. Vous noterez que l’important ce n’est pas juste de participer, c’est de se sortir les doigts, si vous me permettez l’expression. Si vous voulez creuser la question, vous pouvez lire l’article consacré à l’erreur.
Le baron Pierre de Coubertin était un noble royaliste, qui s’était converti à la République à la fin du 19e siècle dans une optique patriote et revancharde. Son travail autour du sport et de l’éducation avait pour objectif de « régénérer la race française par la rééducation physique et morale des futures élites du pays qui a connu la défaite de 1870 ». Si tu veux la paix, prépare la guerre, et si tu veux préparer la guerre, fais du sport : « Le jeune sportsman se sent évidemment mieux préparé à partir à la guerre que ne le furent ses aînés et quand on est préparé à quelque chose, on le fait plus volontiers ». C’est aussi pour cela qu’il ne voyait pas du tout l’intérêt de faire pratiquer le sport aux femmes. « Une petite olympiade femelle à côté de la grande olympiade mâle. Où serait l’intérêt ? ». Cependant il restait intéressant pour lui de faire pratiquer le sport aux colonisés car cela pouvait servir à la « disciplinisation des indigènes ».
Pierre de Coubertin défendait par ailleurs la « liberté d’excès » du sport pour aller vers l’excellence de l’individu, là où ses opposants de gauche prônaient une pratique plus égalitaire, hygiéniste et régulée, moins centrée sur la compétition. Une vision que Coubertin ne partageait pas du tout : « Il y a deux races distinctes, celle au regard franc, aux muscles forts, à la démarche assurée et celle des maladifs, à la mine résignée et humble, à l’air vaincu. Eh ! bien, c’est dans les collèges comme dans le monde : les faibles sont écartés, le bénéfice de cette éducation n’est appréciable qu’aux forts ».

Vous le voyez, cette vision des valeurs du sport est assez éloignée de celle qui est officiellement promue de nos jours, même si on peut y revenir dans les années qui viennent avec l’arrivée au pouvoir médiatique et politique de l’extrême-droite en Europe et dans le monde.
Dans les faits, la vision de Pierre de Coubertin a été assez largement édulcorée. Lors de la réunion à Tokyo le 20 juillet 2021, la Session du Comité International Olympique a approuvé un changement à la devise olympique qui « reconnaît le pouvoir unificateur du sport et l’importance de la solidarité », en ajoutant au tryptique « Plus vite, plus haut, plus fort » le mot « ensemble ».
Le site du CIO, consulté en juillet 2024, indique également que « les trois valeurs de l’Olympisme sont l’excellence, le respect et l’amitié. Elles constituent la base sur laquelle le Mouvement olympique fonde ses activités de promotion du sport, de la culture et de l’éducation en vue d’un monde meilleur. »
Le site officiel des jeux de Paris 2024 affiche également le message suivant : « Pour transmettre des valeurs de respect, de tolérance et de coopération, réunir des jeunes sur un terrain de sport est bien souvent plus puissant que tenir un discours théorique. »

Vous l’aurez compris, on met dans le sport les valeurs que l’on veut bien y mettre. Et ces valeurs peuvent radicalement changer en fonction des idéologies et des époques.
Si je devais cependant donner une synthèse de ce qui fait consensus aujourd’hui, ma liste subjective des valeurs du sport serait :
- le dépassement de soi (qui vaut en particulier pour les sports individuels) ;
- le sens du collectif et des complémentarités de chacun·e des participant·e·s (pour les sports d’équipe en particulier) ;
- le respect (des autres pratiquant·e·s, des règles, de l’arbitre, des spectat.eur·rice·s).
Vous noterez qu’à mon sens la compétition ne fait pas partie de l’essence du sport. Elle est bien sûr présente dans de nombreuses disciplines mais n’est pas systématique (cf. escalade, skate, parkour, jogging…).
Impro et sport : des cousins de jeu pas très éloignés
Les parallèles entre sport et impro sont évidents quand on assiste à des spectacles à mise en scène compétitive comme les matches, les maestros, les séances de Theatresports ou de Catch Impro, les bastons joviales, les Stop ou encore ou les Superscènes. Tout cela a été déjà largement décrit, aussi j’ai plutôt envie de chercher le dénominateur commun entre sport et impro quel que soit le type de spectacle : les short forms, les long forms, les free forms, les shitforms… Trouve-t-on encore des points communs entre les disciplines ?
La réponse est mille fois oui ! Paul Z Jackson propose dans un article sur Linkedin d’analyser tout ce qui relie théâtre, impro et sport, et le résume avec le graphique suivant :

De mon côté, j’identifie les points communs suivants :
- l’alternance – non systématique – entre des entraînements en salle et des performances en public ;
- la nécessité de s’adapter à l’environnement et aux événements en temps réel ;
- la dynamique risque/récompense ;
- la dimension corporelle : on se dépense !
- la dimension ludique.
La grande filiation entre le sport et l’improvisation théâtrale se trouve là, comme nous l’avons vu en intro : ce sont des jeux qui mobilisent le corps. Mais qu’entend-on par jeu exactement ?
L’historien et philosophe néerlandais Johan Huizinga (1972-1945) propose une définition du jeu dans son ouvrage Homo Ludens, Essai sur la fonction sociale du jeu (1938). Selon lui le jeu est « une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience « d’être autrement » que la « vie courante » ».
L’écrivain et sociologue français Roger Caillois (1913-1978) propose dans son ouvrage Les jeux et les hommes, le masque et le vertige (1958) une définition qui partage de nombreux éléments avec celles de Johan Huizinga : « Le jeu est une activité libre, incertaine, avec des limites précises de temps et de lieu, il a ses règles et il est sans conséquence pour la vie réelle. »
Plusieurs aspects reviennent quelles que soient les définitions :
- le jeu repose toujours sur un cadre explicite : système de règles, limite de durée et de périmètre ;
- le jeu n’a pas de nécessité extérieure (il est sans conséquence pour la vie courante, c’est une fin en soi) ;
- le jeu est fondamentalement libre et volontaire, on ne peut pas jouer sous la contrainte ;
- le jeu repose sur l’incertitude et la tension : si tout est joué d’avance, on ne joue plus !
En jeu on peut tenter des choses, recommencer, tester des alternatives, tout cela sans craindre une conséquence grave. Le jeu est donc un mécanisme fondamental pour expérimenter et apprendre. C’est pour cela qu’on l’associe principalement à l’enfance, bien que de nombreux adultes continuent de jouer jusqu’à la fin de leur vie. Nous le voyons bien à travers le sport et à travers la pratique de l’improvisation théâtrale ! Notre illustre dramaturge Albert Camus (1913-1960) avait d’ailleurs déclaré :
« le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. »
Le parallèle entre théâtre et sport est plus explicite en anglais qu’en français : dans la langue de Beyoncé, on parle bien dans les deux cas de « play », à savoir d’une « partie » de jeu. Alors qu’en français on a décidé de parler de « partie » dans un cas (le sport) et de « pièce » dans un autre (le théâtre). En vérité, c’est la même démarche ludique ! Des gens se réunissent pour simuler des interactions sociales, en étant encouragés par une foule de spectat·eur·rice·s.
Il ne faut pas pour autant en conclure qu’impro et sport ont des approches strictement équivalentes. Le formateur Keith Johnstone en particulier était connu pour recommander à ses élèves improvisat·eur·rice·s d’éviter absolument de « faire de leur mieux ». Il leur recommandait au contraire de chercher à être « moyens » et évidents. Voilà qui peut sembler aller à l’encontre du « dépassement de soi » souvent encouragé dans la pratique sportive…
Pour reprendre les concepts déployés par Nabla Leviste dans son ouvrage (La fabuleuse science de l’imprévu), les improvisat·eur·rice·s ont intérêt à suivre une « logique chemin » plutôt qu’une « logique résultat », là où les sporti·f·ve·s sont souvent guidé·e·s par des objectifs quantifiés de performance.
Globalement, en improvisation la recherche du « vivre ensemble » l’emporte sur la recherche de la « performance », même si les deux sont recherchés simultanément tout comme dans le sport.
Si vous voulez approfondir la question de la performance, vous pouvez (re)lire les articles consacrés à l’art du clown et à l’erreur.
Vous noterez cependant que dans la conférence TEDX ci-dessus, Keith Johnstone affirme bien que l’improvisation se rapproche plus du sport que du divertissement (vers 2’20) et illustre son propos en donnant des exemples d’athlètes de haut niveau (vers 5’00). L’apparent paradoxe se résout quand on prend conscience que selon l’approche de Keith Johnstone, c’est en renonçant à vouloir être malin que l’on accède à la spontanéité, et donc à la performance attendue d’un·e bon·e improvisat·eur·rice. En impro, le « dépassement de soi » ne passerait donc pas par l’effort, mais par un contre-intuitif renoncement à l’effort. Ce que d’autres appellent le « lâcher prise ».
Quels bénéfices à aborder l’improvisation théâtrale comme un sport ?
Plusieurs travaux de recherche ont identifié les bienfaits de la pratique de l’improvisation théâtrale pour les sportifs de haut niveau (cf. cet article ou cet article). Ici ce qui m’intéresse davantage, c’est de savoir quel serait l’apport d’aborder l’impro théâtrale comme on le ferait pour un sport ?
Je n’ai pas de réponse toute faite mais une série de pistes intéressantes, à parcourir en fonction de ce qui vous inspire !
1. Revigorer le public
De nos jours, le théâtre est une pratique culturelle sociologiquement marquée. C’est un divertissement assez élitiste et à vrai dire plutôt intimidant. On se rend au théâtre un peu comme on va à l’église : on vient un minimum bien habillé, on s’assoit, on chuchote, on bouge peu. Les institutions théâtrales ont aussi bâti au fil des siècles un « quatrième mur » : aucune communication ne doit avoir lieu entre la troupe d’artistes et le public. C’est la convention : le public doit rester passif jusqu’à la fin du spectacle, où il pourra être autorisé à applaudir.

Mais ça n’a pas toujours été le cas ! En d’autres temps le théâtre était un loisir populaire, un joyeux bordel, avec un public qui mangeait, riait, criait, discutait, s’adressait directement aux personnages ou aux comédien·ne·s. Cette ambiance perdure aujourd’hui… pendant les matches de foot, de rugby ou d’autres sports populaires : les spectateur·rice·s chantent, se déguisent, réagissent bruyamment, sautent de joie, huent, pleurent… Bref, ils·elles sont vivant·e·s et font partie intégrante de l’événement. C’est ce que le théâtre n’aurait jamais dû cesser d’être !
Si cette question vous intéresse, vous pouvez lire Improvisation Libre ! qui aborde le sujet plus en détail.

Les refondateurs canadiens modernes de l’improvisation théâtrale ont tenté exactement cela : désinhiber et « empouvoirer » le public en reprenant les codes du sport.
Keith Johnstone, alors professeur d’art dramatique à l’université de Calgary (Canada anglophone) a créé le « Theatresports » en 1976 dans le cadre de ses cours, avec comme objectif de susciter chez le public de théâtre la même passion que l’on trouvait chez les supporters.
Dans les années 1970, le Théâtre Expérimental de Montréal, animé par Robert Gravel et Yvon Leduc, voulait aussi expérimenter de nouvelles formes de théâtre et d’approches du public. Afin de casser l’élitisme du théâtre, ils avaient décidé d’utiliser la forme du sport, en parodiant le très populaire hockey sur glace. C’est ainsi que le « match d’improvisation » que nous connaissons aujourd’hui est né, à la fin de l’année 1977.

Ces décorums ont offert des prétextes au public qui se sont révélés bien efficaces : les spectateur·rice·s se sentent bien autorisé·e·s à réagir à ce qui se passe sur scène, à crier, à lancer des chaussons, à faire des propositions, etc… Les formats « sportifs » ont aujourd’hui un peu moins la cote car ils encouragent des comportements compétitifs parfois peu propices à l’improvisation de groupe et favorisent des formats courts assez stéréotypés.
Je peux comprendre ces réticences, je les ai partagées moi-même, mais je ne voudrais pas jeter le bébé avec l’eau du bain : explorer de nouvelles formes d’expression artistique ne doit pas nous faire perdre cet état d’esprit joyeux et fiévreux qui naît d’un public embarqué, passionné et parfois déchaîné.
Tout cela peut aussi très bien marcher dans le cadre d’un longform narratif par exemple, à condition que la troupe mette le public correctement en condition en début de spectacle. Quel que soit le type de spectacle, nous devons mettre nos spectateur·rice·s à l’aise, et les autoriser à improviser avec nous. Ca c’est sport !

2. Accueillir joyeusement les règles et les régulat·eur·rice·s
Les contraintes constituent un élément fondamental de toute activité collective, qu’elle soit artistique, professionnelle ou politique. Mais elles occupent une place tout particulièrement visible dans le domaine du sport !
Les règles sont une condition absolument indispensable à l’existence d’un jeu. Reprenons les définitions données plus haut : « le jeu repose toujours sur un cadre explicite et consenti : système de règles, limite de durée et de périmètre ». Il faut bien comprendre que les règles n’existent pas seulement pour qu’un jeu se passe bien (en sport, on parle en général de « level playing field »). Elles permettent de faire en sorte que le jeu existe purement et simplement ! Dans la vie courante un jeu ne se définit que par son système de règles : combien de personnes peuvent y jouer, que doit-on y faire, quel matériel utilise-t-on, selon quelles conditions, etc…
Sans règle, le jeu n’existe pas car il n’y a tout simplement pas d’information permettant de pratiquer une activité collective. Les individus ne disposent d’aucun repère leur permettant d’articuler leurs actions. Le langage lui-même est un élément indispensable à la communication. Il peut se définir comme un ensemble de règles qui rattache des signes sonores, gestuels ou graphiques à des significations !
J’espère pouvoir vous réconcilier avec le concept de la contrainte en impro, mais je sais que l’envie de liberté restera toujours la plus forte, et cette envie nous pousse à nous affranchir le plus possible des règles. Jusqu’à rêver à leur disparition totale !
Pourtant l’absence de règles est une pure illusion. Il y a toujours des règles. Elles sont juste implicites, mais restent bel et bien partagées par tou·te·s celles et ceux qui participent à une séance d’atelier ou à un spectacle.
C’est justement quand on explicite les règles, qu’on en discute, qu’on les travaille collectivement, que nous pouvons aller plus loin dans nos possibilités de jeu, dans notre intimité en atelier et sur scène. En travaillant autour des règles, nous ne nous limitons pas, nous ouvrons au contraire des fenêtres de jeu, en consolidant des espaces de confiance et en donnant aux individus de meilleures opportunités pour exprimer leur créativité et leur identité.
En improvisation, les possibilités sont infinies. Les règles du jeu en retirent certaines. Mais en retirant X possibilités à une infinité de possibilités, il restera toujours une infinité de possibilités. C’est la magie des maths, et c’est la magie de l’impro.
Donc n’ayons pas peur de nous contraindre un peu pour mieux créer ensemble ! Les règles ne sont pas un obstacle au jeu, mais bien plutôt un levier de jeu. La pratique du sport aide à en prendre pleinement conscience !
Penser le théâtre comme un sport, c’est-à-dire comme une activité où le respect et le fair play doivent aller de soi, peut nous aider à limiter les risques de rudesse, de maltraitance et de harcèlement. Si vous voulez creuser ce sujet, je vous renvoie à la lecture de « Oui et alors ? Le consentement en improvisation ».
Cela va de pair avec l’apport d’un système de règles, les fonctions de régulation constituent des appuis fondamentaux au plaisir de jeu. D’une part, les régulateur·rice·s garantissent un traitement juste et équitable des jou·eur·euse·s, et aident à instaurer une safe place (ce que tout jeu devrait constituer). D’autre part, ils·elles constituent en elle·eux mêmes des leviers de jeu : rien de mieux qu’un·e arbitre pour focaliser toutes les tensions de la compétition, ce qui évite aux perdant·e·s de se sentir misérables ou aux gagnant·e·s de se sentir tous·tes puissant·e·s. C’est le cas lors d’une partie de sport collectif bien sûr, mais aussi dans un match d’improvisation. L’arbitre se fait huer pour que les jou·eur·euse·s improvisent l’esprit léger.
J’ai également fait les louanges de la fonction de maître·sse de jeu dans mon article dédié au jeu de rôle, que je vous invite à lire si ce sujet vous intéresse. Arbitre et game master sont deux avatars de la même fonction fondamentale.
3. Faire de la diversité une évidence
Les connaiss·eur·euse·s de football le savent bien, les meilleures équipes sont les plus équilibrées et les plus harmonieuses. Chaque profil de jou·eur·euse a sa place et son importance. Une équipe entièrement composée de goals serait tout aussi absurde qu’une équipe entièrement composée d’attaquant·e·s.
En reprenant l’exemple du football, une équipe doit comporter des membres aux compétences et fonctions complémentaires : gardien·ne·s, défens·eur·euse·s, arrière-centres, milieux de terrain, avant-centres, ailier·e·s, attaquant·e·s.
C’est exactement la même chose en improvisation : une troupe idéale aura su construire un collectif équilibré et harmonieux entre différents profils de comédien·ne·s : on distingue traditionnellement les constructeur·rice·s et les punch·eur·euse·s – ou les « robots » et les « pirates » selon la catégorisation établie par Billy Merritt. Mais les profils d’artistes peuvent être beaucoup plus diversifiés que cela : mett·eur·euse·s en scène, scénaristes, act·eur·rice·s, expert·e·s en small talk, connaiss·eur·euse·s de genres littéraires ou cinématographiques, chant·eur·euse·s, clowns, dans·eur·euse·s, expert·e·s en jeux de mots, artistes burlesques, expert·e·s en personnages, poètes, philosophes, imitat·eur·rice·s, cascad·eur·euse·s, marionnettistes, ventriloques, expert·e·s en absurde… Chacun et chacune peut apporter sa ou ses spécialités au service du spectacle. Une troupe qui déploie son plein potentiel, d’une part est consciente des talents et sensibilités de chacun·e de ses membres, et d’autre part se met en capacité de les exploiter pleinement en leur donnant l’opportunité de les exprimer sur scène (make your partners look good !).
Au football les attaquant·e·s et les avant centres concentrent l’attention des médias et des supporters, mais les vrais fans savent que ces profils de jou·eur·euse·s ne peuvent s’exprimer s’ils n’obtiennent pas de passes décisives et s’ils ne sont pas sont soutenus par une défense solide et audacieuse. En impro les « punchers » reçoivent la plupart des vivats et les étoiles des matches d’improvisation mais c’est bien la diversité du groupe qui forge les spectacles inoubliables.
Celles et ceux qui pratiquent un sport collectif le comprennent instinctivement, et c’est un principe que tou·s·tes les improvisat·eur·rice·s gagnent à intégrer dans leur conception du bon fonctionnement d’un collectif artistique.
Si jamais votre troupe est constituée de profils très polyvalents, disons pour filer la métaphore que vous n’avez « que des numéros 10 » ou des « ninjas » dans votre équipe, alors vous pouvez envisager de déployer de « l’impro totale » : un système de jeu très fluide où les artistes peuvent échanger à la volée leurs fonctions (narration, incarnation des personnages principaux, soutiens), à l’image du « football total » théorisé par Rinus Michels. Mais cette configuration et ces usages restent assez rares (je peux penser en impro au spectacle le Chœur qui conte proposé par les Acides).
L’avantage de la diversité ne concerne pas que les profils de jeu ou les compétences, il s’étend à tout ce qui constitue les identités des membres de la troupe. Votre groupe sera plus puissant, fascinant, créatif, drôle et enrichissant s’il comprend une grande diversité d’origines sociales, genres, âges, origines ethniques et culturelles.

L’improvisateur anglais Stephen Davidson l’a abordé sur son blog, et dans son ouvrage Play Like an Ally (disponible uniquement en anglais) :
« Si vous en arrivez à un point où vous commencez à jouer sans arrêt les mêmes scènes et les mêmes personnages, que les mêmes idées se présentent toujours à vous, et que la lassitude vous gagne, regardez un peu autour de vous :
Etes-vous entouré·e de personnes qui vous ressemblent ? Si la réponse est oui, alors peut-être que vous vous confrontez constamment aux mêmes points de vue, expériences, etc… tout simplement parce qu’ils proviennent de personnes en tous points semblables. »
La diversité, en improvisation, est un formidable atout artistique. Elle permet de conserver pleines et entières les possibilités d’ouvroir de dramaturgie potentielle, que nous avons explorées dans le tout premier article du blog.
En improvisation, le fait de se confronter à l’altérité constitue une « contrainte » majeure, aux vertus créatives très fortes. En me confrontant à d’autres cultures ou classes sociales que la mienne, je suis certain·e d’être surpris et emmené·e dans des directions que je n’aurais jamais empruntées si j’avais créé seul·e dans mon coin.
Rappelez-vous, la pratique de l’improvisation théâtrale montre que dans cette discipline artistique, « seul on va peut-être plus loin, mais ensemble on va ailleurs ».
Reconnaître la richesse de la pratique amateur
Le sport, comme le théâtre d’improvisation, sont des disciplines populaires et dynamiques parce qu’elles reposent sur une pratique solidement ancrée sur une communauté d’amat·eur·rices·s. J’en parle plus en détail dans l’article « Improviser : un travail d’amateurs ! » .
Aden Date en donne une illustration intéressante dans son billet de blog consacré aux liens entre foot et impro (je vous traduis le passage en français pour les besoins de l’article) :
« L’impro, comme le foot, a une dimension officielle et officieuse. L’idéal type de l’improvisation officielle serait une pièce de théâtre improvisée de manière impeccable sur une scène de spectacle avec une entrée payante. L’improvisation officielle est la clé d’entrée pour les auditions du Saturday Night Live ou pour décrocher des rôles dans des spots publicitaires.
Il est à mon avis plus intéressant de se pencher sur l’improvisation officieuse. Quand je suis tombé sur une bande de gamins qui jouaient dans la rue avec une grosse boule faite de papiers plastiques, j’y ai immédiatement reconnu du « football officieux ». (…) Quel en serait l’équivalent en impro ? Tout simplement n’importe quelle situation où « un groupe de personnes incarne des personnages et les font agir sans planification ou préméditation particulière« . (…) On peut commencer à se poser la question : est-ce que c’est de l’art ? Et si c’est bien le cas, quel type d’art est-ce ? Quelles perspectives cela pourrait-il nous ouvrir ? »
Je partage l’analyse et l’enthousiasme d’Aden Date. L’improvisation – comme le foot – est partout. Tout le monde la pratique ou l’a pratiquée : les jeux de rôles des enfants dans les cours de récréation, l’imitation des collègues à la machine à café, le tonton qui imite le grand père au dîner de famille, les délires entre potes posés sur les marches du bord de fleuve ou dans un café, etc…

Les parties de foot bricolées dans la rue ou dans le terrain vague du village suscitent bien des vocations : des rêves de jeu. Les impros bricolées au détour de notre quotidien beaucoup moins, parce qu’on saisit peu la continuité qu’il y a entre ces moments de jeu et le grand jeu de l’impro « officielle ». Nous avons tout à gagner à mieux faire connaître la beauté et le potentiel de l’improvisation théâtrale, pour que les histoires de cour de récréation puissent autant s’épanouir que les tournois de nos enfances.
Nous avons aussi tout à gagner à concevoir l’improvisation théâtrale en dehors des lieux strictement dédiés au théâtre : improvisons dans la rue, dans les champs, chez les gens, dans les bureaux, dans les transports !… Tout est possible.
Je terminerai donc sur cette prophétie : il va y avoir du sport ! Mais on peut rester tranquilles.
Références pour aller plus loin
Livres:
- Feña Ortalli – Impro : dynamics of the unexpected – notes on impro and football
- Samuel Berger – Improvisation Libre !
- Samuel Berger – Oui et alors ? Consentement et inclusion en impro
- Nabla Leviste – La fabuleuse science de l’imprévu
- Billy Meritt – Pirate Robot Ninja: An Improv Fable
- Keith Johnstone – Impro
- Stephen Davidson – Play Like an Ally
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